THE EDGE OF HEAVEN (2007)
Fatih Akin
Par Louis Filiatrault
Le concept même de « cinémas nationaux » est
à la fois essentiel, permettant de classifier les films de façon
significative, et discutable, parce que souvent restrictif, diminutif.
Un réalisateur explore-t-il des sujets plus personnels avant
d'être « promu » cinéaste national? Est-il
indissociable de son lieu d'origine, ou doit-il au contraire aspirer
à s'en détacher afin d'accéder à une certaine
« pureté » ? Quelles qu'en soient les réponses,
le métis Fatih Akin (né en Allemagne de parents Turcs)
semble s'être posé toutes ces questions pour n'en retenir
que l'urgence de créer, urgence se manifestant ici par un emboîtement
d'une fluidité extraordinaire entre fable sociale et drame humain.
Film à la fois ambitieux et d'une retenue exemplaire, De
l'autre côté est l'ouvrage d'un auteur s'étant
pris en main pour rassembler de façon cohérente ses idées
disparates en un tout indiscutablement puissant.
« Oeuvres de jeunesse », les précédents Julie
en juillet et Head-On (disponibles chez nous) l'étaient
de façons différentes ; l'un par sa thématique
légère et sa technique fringante, l'autre par son intensité
brouillonne mais stupéfiante, révélant neanmoins
des lacunes au moment de se résoudre. Ces faiblesses ne concernent
aucunement le cinquième long-métrage du cinéaste
trentenaire (excluant deux documentaires), qui enchaîne ici les
revirements graves sans jamais forcer la donne ou traîner en longueur.
Conventionnel au premier abord, De l'autre côté
dévoile son originalité de facon progressive et délicate,
à commencer par une structure narrative complexe et audacieuse
; en effet, plutôt que de monter en parallèle ou en succession
des intrigues plus ou moins distinctes (tel un scenario des inévitables
Inarritu et Arriaga), le récit d'Akin fait s'échanger
le relais entre plusieurs protagonistes se croisant de près ou
de loin, participants cruciaux d'une même chaîne dramatique
n'accusant aucun excès. Le tout est articulé avec un sens
raffiné du plan long mais dynamique, monté en lenteur
avec une attention particulière aux transitions, subtiles et
naturelles.
Le sujet du film est multiple, à la fois universel et enraciné
dans le fossé culturel séparant deux nations hantées
par le souvenir de relations coloniales, à savoir l'Allemagne
et la Turquie (véritable mère-patrie pour le cinéaste
exilé de naissance). Trop compliqué à résumer
(mais néanmoins d'une limpidité remarquable), il raconte
les tribulations d'un jeune professeur et de son père alcoolique,
d'une militante et de sa mère prostituée, ainsi que d'une
étudiante et de sa mère âgée ; trois unités
familiales déjà séparées ou sur le bord
de le faire, se frôlant ou se heurtant les unes aux autres. Systématiquement,
c'est la recherche de l'un de ces individus par un autre qui entraîne
la narration dans un va-et-vient captivant entre les deux contrées,
le motif de la poursuite plus ou moins endiablée rythmant le
récit dans ses trois segments titrés, annonçant
à l'avance leur dénouement principal (désamorçant
quelque peu l'expectative, mais encourageant par le fait même
une lecture plus attentive aux détails).
L'intelligence ultime de Fatih Akin dans l'écriture de son scénario
(récompensé à Cannes) est probablement d'avoir
compensé son traitement ponctuellement vraisemblable du comportement
humain, de son émotion et de ses coups de tête en temps
de crise, par une multitude de « coïncidences » arbitraires
laissant percevoir l'intervention de l'auteur au-dessus du récit.
Ces deus ex machinae, en plus de réserver plusieurs instants
vertigineux lorsque le savoir du spectateur dépasse celui des
personnages, contribuent surtout à rendre compte de la complexité
des rapports culturels, sans pour autant nous assomer d'une symbolique
particulière (seule exception, une image terrifiante répétée
en miroir: celle d'un cercueil déchargé puis d'un autre
embarqué dans un avion). Le terrain couvert par le film intègre
un large éventail de thèmes, mais propose entre autres
pistes un compte-rendu formidablement éclairant de la situation
politique de la Turquie, dont l'intégration dans l'Union Européenne
est présentement la cible de résistances durement réprimées.
L'auteur fait aussi preuve d'une empathie particulière face à
la condition féminine, autant sociale que psychologique, ainsi
que dans son traitement des relations familiales, ses trois paires traversant
cumulativement une abondance d'épreuves englobant tout de la
rupture aux retrouvailles, en passant par le reni puis le besoin de
l'autre.
Là où tout aurait pu se conclure dans les larmes et le
sang, Fatih Akin fait encore preuve d'un discernement à toute
épreuve: orchestrant une longue phase de détente patiente,
il prépare soigneusement tous les éléments de son
dénouement afin que résonne à travers son plan
final sublime une note mélancolique d'espoir beaucoup moins ambiguë
que celle, que l'on pourrait tout au mieux qualifier d'« hésitante
», qui clôturait Head-On en 2004. C'est sans doute
sur ce point que le film rejoint le plus cet autre essentiel du cinéma
de l'état du monde, Babel ; après avoir refusé
la violence et proposé l'engagement (sinon à une cause,
du moins à autrui), le film laisse ses personnages en suspens
devant leur destin, tout en leur ouvrant la porte à de jours
meilleurs. Alors que retombe la poussière d'un drame poignant
ne cédant jamais à la tentation du mélodrame (allant
jusqu'à dédramatiser les deux morts qui le ponctuent),
s'installe calmement le sentiment d'avoir absorbé une oeuvre
d'une maîtrise peu commune s'étendant bien sûr jusqu'à
l'interprétation sensible, aux magnifiques lumières naturelles
baignant les espaces, à l'emploi judicieux de musiques vibrant
de couleur ou d'émotion. Avec De l'autre côté,
Fatih Akin a réalisé un film complet et généreux
dont le mot d'ordre semble être « équilibre »
; organisant le chaos pour en tirer une matière signifiante,
il a su témoigner d'enjeux aussi actuels qu'intemporels, l'offrant
à son public pour le plus grand bien de sa culture et de son
humanité.
Version française : De l'autre côté
Scénario : Auf der anderen Seite
Distribution : Nurgül Yesilçay, Baki Davrak, Tuncel
Kurtiz, Hanna Schygulla
Durée : 122 minutes
Origine : Allemagne, Turquie, Italie
Publiée le : 28 Mai 2008
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