EDEN À L'OUEST (2009)
Costa-Gavras
Par Mathieu Li-Goyette
Au fil des ans, Costa-Gavras s’est attendri. Terminé le
cinéaste de « politique-fiction » que tous louangeaient
au tournant des années 70, terminé celui qui, par quelques
occasions, eu l’affront de s’insinuer dans la politique
américaine et d’y apposer son regard acéré.
Le Costa-Gavras d’aujourd’hui tente de faire synthèse,
et, du haut d’une carrière hautement prolifique, à
faire grandir une oeuvre qui a peut-être déjà «
tout » dit. Dans la mesure où Gavras, Rosi, Solanas, Oshima
et autres ont peut-être donné au cinéma l’élan
nécessaire pour qu’il se conscientise. Cette vocation,
elle, s’est depuis constamment sauvée comme proue du cinéma
le plus nécessaire. À la différence de Solanas
ou du film militant (pensons Sanjines par exemple), Gavras n’a
pourtant jamais été le héros de ses films. Confiné
à des studios ou à d’audacieux décors, il
n’est pas tant un réalisateur-guérilla qu’un
penseur, pas tant un piqueteur qu’un vulgarisateur politique brillant
qui fait du film de genre aux atours politisés. Sans que la démarche
ne soit une mauvaise idée en soi, c’est en ayant insinué
à travers la structure surfaite et bien lancinante du cinéma
classique (le western, le policier, le drame d’espionnage) que
maintenant, à l’âge de 76 ans, le grand maître
grec s’avère plus que jamais confronté aux limites
des genres. Presque incapable de les dominer, de les détourner
et d’en tirer la même puissance qui fit les jours glorieux
de Z, L’aveu, Missing ou même
plus tardivement Amen., c’est maintenant à tenter
d’englober le monde que Gavras paraît plus didactique que
jamais, par peur d’oublier un détail, par peur de passer
pour ce vieil homme à qui l’on ne devrait plus faire confiance.
Car sans se le cacher, le cinéma politique a perdu la confiance
du public. Autrefois berné par Michael Moore (pour ne nommer
que le plus populaire), suspectant des théories du complot et
subjugué par la mode en place qui est d’associer «
institution » à « méfiance », la voix
de l’artiste politique se met rapidement en sourdine face à
la progression de l’information de masse et la démocratisation
de ce qu’on appelle communément l’autoroute de l’information.
Ainsi, le documentaire et le film politique sont amenés à
se confronter à un public restreint, à se promouvoir à
des convertis et à faire trop souvent de leurs sujets des métamorphoses
mal digérées de l’actualité internationale.
Ayant un peu toutes ces contraintes en tête, le dernier film de
Gavras se positionne peu, joue la carte de la sagesse plus que du renversement.
Eden à l’Ouest, inversion du film de Kazan qui
parlait d’un Eden à l’Est raconte justement l’envers
du beau film de Kazan. Celui où le jeune James Dean retrouvait
une mère, où la désillusion frappait la conscience
et où le destin s’avérait le pire ennemi du personnage
typé. Chez Gavras, c’est un autre orphelin, un immigrant
pour être plus exact, qui fuit la Grèce sur un bateau de
contrebande qui le mènera jusqu’aux côtes de l’Italie
(suppose-t-on puisque tout n’est qu’à peine indiqué
: Gavras parle « du monde contemporain » ici, de cette union
européenne que, lui aussi, ne trouve pas pertinent de délimiter
via les frontières nationales). Échoué comme un
Robinson sur les côtes d’une île paradisiaque, le
jeune Elias (interprété de manière impressionnante
par Riccardo Scarmacio) se prête au jeu d’un Club Med de
millionnaires où l’hédonisme fait bon ménage
avec la mesquinerie tout juste assez caricaturale de ces hommes et femmes
gras d’argent, emmitouflés dans une opulence qui les empêche
d’identifier Elias comme l’intrus qu’il est.
Beau à tout rompre, le jeune Grec est justement servi par un
physique sans cesse utilisé comme le deus ex machina
de ses péripéties à travers l’Europe. Bien
qu’une fois le jardin d’Eden quitté, son long périple
aux structures en tous points conventionnelles aux road trips,
Eden à l’Ouest fait état d’une complaisance
occidentale dangereuse. Celle même qui permet à de riches
investisseurs d’abuser des travailleurs illégaux (dans
une usine de récupération de matériel électronique),
celle qui porte un voyageur à en voler un autre ou abandonner
un auto-stoppeur en plein milieu des Alpes suisses, ce dernier film
présente bout à bout des segments critiques visant à
mettre en place des situations typées de la société
contemporaine. En utilisant les promesses en l’air d’un
magicien invité au Eden Club, le cinéaste trace l’itinéraire
d’Elias qui devra aller jusqu’à Paris pour rejoindre
le mage et, espère-t-il, devenir son assistant par le fait même.
C’est l’idée d’Eden et de la pomme du pêché
qui revient. Sans cesse tenté par des offres venant d’étrangers,
Elias refusera et, par une succession de refus et de malentendus, passera
comme l’orphelin d’un autre monde (incapable de communiquer,
il est ce voyageur candide et immaculé qui sera détruit
par la tentation et les fausses promesses). Doté d’un certain
humour noir pour la dénotation des habitudes humaines et ses
excès de consommation, le metteur en scène filme une caricature
aux dérogations subtiles. Pas assez grossière pour être
impolie, mais pas non plus assez exagérée pour être
gag. Cette dernière pousse donc l’oeuvre à un état
d’assimilation qui n’active pas assez la colère et
qui, au final, ne se fait que l’aiguillon des préoccupations
d’un homme qui a bien beau avoir « saisi » pourquoi
son monde ne tourne pas rond, mais qui n’accomplit pas la suite
de sa réflexion. C’est enfin bien curieusement que le cinéaste
contrecarre sa vision bien pessimiste de la bonté humaine en
prenant la liberté d’insérer différents sauveurs,
des gens en apparence malhonnêtes qui, par pitié du statut
illégal d’Elias, l’aideront à passer les embûches
de son périple. Le monde n’est pas si noir que je le dépeins
nous dit Gavras pour nous rassurer. La question est maintenant à
savoir si ces aléas valaient le détour et si, en s’y
risquant, la force du discours premier n’est pas dangereusement
diminuée.
Cette force que l’on demanderait, c’est celle de conclure
le récit par une prise de conscience. Celle de l’épilogue
de Z, celle que l’on concluait par nous même dans
Missing, celle que l’on imaginait au fur et à
mesure que le complot d’Amen. se dévoilait. Dans
un temps où le cinéma de Gavras savait se jouer de son
spectateur, où la flamme de son esprit politique parvenait à
faire réaliser à un vaste public l’importance d’agir
contre ce qu’il simulait dans son film, Eden à l’Ouest
nous met en face d’un ensemble trop complexe de difficultés
et de contraintes qui, si peu expliquées, sonnent un peu comme
la synthèse d’un trop grand à penser. Le réalisateur
y concocte cependant un film d’une grande beauté et démontre
une fois de plus un flair du montage qui, lui, ne vieillit pas et continue
de procurer à ses tracts l’énergie qui prouve au
moins que le maître n’a pas perdu la main. Seule lumière
bizarroïde en fin de parcours : la magie du cinéma. Magie
du cinéma surtout parce que c’est dans une réminiscence
fellinienne que Gavras juge bon de terminer l’opus, de placer
Elias dans un Paris où un vieux portier racontera : « les
magiciens sont là pour sauver le monde, tu vois, il y a un magicien
là-bas qui enseigne aux enfants comment aider son prochain ».
Et puis le magicien tant recherché est retrouvé à
faire des galipettes au rythme d’un accord rappelant les compositions
de Nino Rota et ses fabuleux staccatos aux accents baroques. Une fois
l’homme approché, celui-ci ne reconnaît plus Elias
et lui donne une baguette en toc, un gage de remerciement pour avoir
traversé l’Eden, pour s’être mis à dos
le Paradis et pour être parvenu dans le monde des hommes : l’Occident
peuplé par ces autres magiciens. Refusant l’effondrement
du rêve, Elias enchevêtre d’un jet de lumière
la tour Eiffel, symbole de son arrivée, symbole de ce cadeau
américain, mais aussi point de départ vers un nouveau
monde, celui de la magie et de l’évasion, celui que Gavras
se permet enfin dans un dernier plan surréaliste; une rareté
de son cinéma. « Les magiciens sauveront le monde »,
c’est peut-être ici qu’est rendue la réflexion
du vieux sage. Et reste maintenant à savoir si nous serions prêts
à quitter la vigile pour se prêter aux jeux de lapins et
de chapeaux.
Version française : -
Scénario : Costa-Gavras, Jean-Claude Grumberg
Distribution : Riccardo Scamarcio, Léa Wiazemsky, Tess
Spentzos, Kristen Ross
Durée : 110 minutes
Origine : France, Grèce, Italie
Publiée le : 25 Novembre 2009
|