EASTERN PROMISES (2007)
David Cronenberg
Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'oeuvre de David Cronenberg s'est systématiquement penchée
sur les questions du double et de la violence avec ce qui fût
d'abord un enthousiasme juvénile contagieux, puis une remarquable
intégrité intellectuelle. Dans The Brood (1979),
l'agressivité latente d'une femme prenait vie sous la forme de
créatures malfaisantes - extériorisation de ses désirs
refoulés et pulsions meurtrières inavouables. C'est le
caractère fantastique souvent grotesque de son univers qui aura,
dans un premier temps, valut à Cronenberg le statut de réalisateur
culte, opérant à la croisée nébuleuse entre
le cinéma d'auteur et le film de genre. A History of Violence
(2005), en ce sens, n'était pas une réévaluation
totale de cette entreprise intellectuelle: ses thèmes fétiches
s'y retrouvaient une fois de plus explorés avec brio, dans le
cadre d'une remise en question formelle percutante qui ne fit toutefois
pas l'unanimité. Délaissant cette esthétique de
l'excès qui avait atteint des sommets avec Naked Lunch
(1991), Cronenberg y repensait surtout son rapport à la mise
en image de la violence; sa nouvelle entreprise esthétique fragmentait
les actions violentes, les isolant en éclats subits d'intensité
un peu à la manière d'un Takeshi Kitano.
Avec Eastern Promises, Cronenberg affine sa maîtrise
de ce langage nouveau et propose un film d'une extrême précision,
très cérébral dans son rapport à la représentation.
Si le nouveau Cronenberg est en apparence plus accessible, voire «
populaire », ce n'est jamais aux dépends de l'intelligence
du propos ou de la mise en scène; il s'inscrit simplement dans
un cadre dramatique plus conventionnel, délaissant les envolées
métaphysiques au profit d'enjeux moraux plus classiques. Scénario
très mécanique, au sens où il applique les techniques
narratives traditionnelles avec une rigueur monastique, Eastern
Promises n'en demeure pas moins d'une efficacité redoutable.
C'est que le style presque scientifique de Cronenberg épouse
la construction clinique de l'histoire, au point où certains
diront que sa caméra s'efface au profit de l'écriture
minutieuse de Steven Knight. Ce serait toutefois nier l'incroyable dextérité
avec laquelle le réalisateur navigue en terrain miné,
évitant tant le pathos larmoyant que l'exhibitionnisme vulgaire
auxquels aurait pu se prêter le sujet de la prostitution. En s'en
distanciant subtilement, Cronenberg pose un regard à la fois
lucide et sensible sur celui-ci.
La force première d'Eastern Promises est donc d'insinuer
derrière l'anecdote prenante du thriller une tragédie
plus profonde, celle du commerce sexuel, qu'il décortique avec
une application admirable. Ce propos, qui n'est jamais autre chose qu'une
mince ligne tracée en filigrane, soutenant le récit sans
le supplanter, renvoie à une autre problématique-clé
de l'oeuvre de Cronenberg: le rapport malsain qu'entretient l'homme
avec sa propre sexualité. Médiatisée dans Videodrome
(1983), perverse dans Crash (1996), elle devient industrie
dans Eastern Promises mais demeure d'un film à l'autre
une forme d'esclavage - une représentation des relations de domination
et de dépendance qui traversent la réflexion du réalisateur
sur le monde et ses rouages. Toujours, le sexe et la violence s'y entremêlent
pour devenir deux faces imbriquées l'une dans l'autre du même
rapport de pouvoir entre les humains; mais c'est la violence qui demeure
plus emblématique des deux plus récents opus de Cronenberg.
À cet égard, il est possible de percevoir Eastern
Promises comme l'envers de A History of Violence - une
rotation sur l'axe qui renvoie au principe du double incarné
par la figure de Viggo Mortensen: la violence s'y impose comme rite
de passage, comme phénomène culturel, toujours dans un
cadre « familial » au sens propre ou figuré. Mais,
si elle détruisait les liens dans la petite communauté
idyllique de A History of Violence, elle assure au contraire
la cohésion dans l'univers du crime organisé mis en scène
ici. Elle était enfouie au plus profond de soi dans le premier;
la voici exhibée, portée sur la peau comme une marque
d'honneur. C'est presque comme si ces deux films étaient les
pôles positif/négatif du même concept, unis par ce
choix moral et esthétique que fait Cronenberg de montrer sans
complaisance des actes que d'autres cinéastes se seraient contenter
d'évoquer. En ce sens, la fameuse scène du bain turc demeure
le véritable morceau de bravoure d'Eastern Promises:
une « mise à nu » crue et provocante, littéralement
douloureuse, des implications physiques de la violence qui remet en
question sa classique connotation virile.
Certes, il est impossible de ne pas souligner la remarquable prestation
d'un Viggo Mortensen, parfaitement naturalisé en gangster russe
au sang froid impeccable, la fragile naïveté de Naomi Watts
ou encore l'impressionnante retenue d'Armin Mueller-Stahl. Même
Vincent Cassel, dont le personnage verse parfois dans la facilité,
s'avère convaincant en fils fragile et ivrogne. Mais c'est au
maître Cronenberg que revient tout le mérite de cette réussite.
Le cinéaste canadien confirme avec Eastern Promises
qu'il peut laisser sa marque personnelle sur une entreprise en apparence
plus commerciale, demeurer auteur tout en s'intégrant à
un système avec lequel sa relation est au mieux précaire.
C'est un pari risqué qu'il avait déjà su relever
dans les années 80, avec The Dead Zone (1983) puis The
Fly (1986). Accuser Cronenberg de s'être trahit parce qu'il
n'opère plus dans le registre du fantastique serait une négation
de son projet intellectuel remarquable, qui trouve ici le moyen de s'ouvrir
à de nouveaux publics sans se compromettre.
Version française : Promesses de l'ombre
Scénario : Steven Knight
Distribution : Viggo Mortensen, Naomi Watts, Vinent Cassel, Armin
Mueller-Stahl
Durée : 100 minutes
Origine : États-Unis, Royaume-Uni, Canada
Publiée le : 31 Janvier 2008
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