DOUBT (2008)
John Patrick Shanley
Par Louis Filiatrault
Sorti stratégiquement à l'automne et dûment cité
(cinq fois plutôt qu'une) aux Oscars, Doubt est un film
qui nécessite quelques pré-dispositions de la part du
spectateur: les amateurs de drames traditionnels, d'une part, devront
prendre leur mal en patience et accepter les lacunes explicatives et
l'échelle réduite caractérisant son intrigue, tandis
que les cinéphiles plus esthètes se devront d'abaisser
leurs attentes quant à l'illustration, qui s'avère plutôt
banale. Fort heureusement, ces ajustements croisés, qui auraient
pu causer la frustration, laissent plutôt le champ libre à
la stupéfiante qualité du scénario de John Patrick
Shanley, tiré de sa pièce du même nom. En effet,
peu de films de 2008 semblent avoir été conçu aussi
explicitement dans l'optique de mettre en valeur le texte et ses interprètes:
les enjeux et le contexte y sont exposés clairement et rapidement
par des scènes éloquentes, aucun passage n'y est greffé
pour des raisons d'artifice. Ainsi, bien que négligeant ou bâclant
certains éléments de la création cinématographique,
ce nouveau traitement du récit d'une bonne foi progressiste se
butant à la suspicion acharnée en milieu scolaire religieux
conserve une grande portée intellectuelle, de même qu'une
charge dramatique impressionnante.
On a beaucoup jasé d'une scène particulièrement
extraordinaire de Doubt, à savoir de celle qui attira
des louanges unanimes à la méconnue Viola Davis. Mais
loin de présenter une simple effusion de larmes, ladite scène
vient s'insérer à point nommé dans une progression
d'ensemble remarquable, et s'avère emblématique de la
complexité morale revendiquée par Shanley. Installant
convenablement (mais sans grande imagination) le contexte social du
Bronx puis le milieu spécifique de l'école catholique,
l'auteur procède à une accumulation de moments suggérant
le climat de tension engendré par la présence de Sister
Aloysius, interprétée par Meryl Streep. Personnage peu
nuancé au départ, la religieuse gagne vite en épaisseur
au gré de la composition infiniment fascinante de l'actrice,
tenant son rôle le plus significatif depuis The Hours
en 2002. Avec la virtuosité qu'on lui connaît, Streep parvient
en effet à renouveler de manière tout à fait étonnante
le stéréotype de la « femme de principe »,
qu'elle a pourtant incarné sans grand fracas dans quelques films
récents (The Devil Wears Prada, Rendition...)
; n'affichant ni la froideur absolue de la Miss Ratched de One Flew
Over the Cuckoo's Nest, ni la traditionnelle faculté de
se remettre en question telle que rencontrée dans quantité
de drames conservateurs, le personnage d'Aloysius est en proie aux surprises,
aux impulsions, et apparaît marqué d'une blessure intérieure
profonde. Il s'agit du centre dramatique du film, porté avec
brio par Streep jusqu'au coup de poing final d'une puissance terrifiante.
Que Davis trouve le moyen de s'imposer en sa compagnie, et que son personnage
parvienne à introduire des idées faisant basculer le sous-texte
du récit, est à la fois tributaire de l'interprétation
magistrale et de l'écriture à proprement parler, fondée
sur la notion même d'incertitude.
Le scénario explore en effet la notion titulaire du « doute
» avec un sens dialectique à toute épreuve. Premier
d'une série de morceaux d'écriture prodigieux, le sermon
d'ouverture de Father Flynn, par son évocation de l'assassinat
de Kennedy, contextualise l'époque du récit avec une acuïté
inouïe (le second, bien que porté par une belle idée,
est cependant compliqué par une interprétation et une
illustration douteuses). Car Doubt, avant de s'intéresser
aux abus sexuels possibles d'un prêtre sur un jeune étudiant
de race noire, se veut avant tout la peinture discrète - peut-être
trop - d'une période de bouleversement généralisé,
ainsi que d'un certain affrontement des générations ;
enjeu matérialisé par sa triomphante trinité d'acteurs
principaux. Après avoir brillamment plongé aux confins
de sa vulnérabilité dans Synecdoche, New York
de Charlie Kaufman, Philip Seymour Hoffman rappelle ici toute l'ampleur
de son registre sans pour autant dominer les scènes foudroyantes
où il figure. Il canalise ainsi à la perfection la personnalité
de Flynn, homme d'Église nouveau genre faisant primer l'écoute
sur l'autorité, l'amour sur la pudeur (« There is nothing
wrong with love »). Nouvelle emblême cinématographique
de la fraîcheur et de la gentillesse, la belle Amy Adams trouve
pour sa part un nouveau rôle qui lui va comme un gant, à
savoir celui d'une jeune femme fragile et confuse, terrifiée
par l'idée de confrontation. Opposées à celles
de Streep, ces prestations d'acteurs donnent lieu à de véritables
combats de titans, développés en longueur et avec moult
détails rappelant l'origine théâtrale du texte (à
ce titre, la manière dont Shanley superpose une sonnerie de téléphone
sur un moment de tension crucial, achevant ainsi un long jeu d'interruptions,
est franchement renversante). Les questions se rapportant à la
peur du progrès et aux dangers de la conviction fanatique sont
ainsi débattues à leur plein potentiel. Ceci étant
dit, au-delà des duels verbaux occupant la majeure partie de
la durée du film, certains enjeux secondaires auraient sans doute
gagné à être étoffés davantage ; c'est
notamment le cas des changements plus ou moins subtils opérés
dans les méthodes d'enseignement du personnage d'Adams, ou encore
des distinctions entre les pratiques des religieux des deux sexes, vaguement
suggérées à quelques reprises.
Film porté par le feu de ses dialogues et le magnétisme
de ses comédiens, il serait facile de pardonner à Doubt
une mise en scène transparente. Cependant, les quelques ambitions
stylistiques de John Patrick Shanley laissent deviner son inexpérience
dans le domaine de la réalisation: un ou deux ralentis «
poétiques », une direction parfois trop appuyée
de Meryl Streep et surtout le nombre assez abondant de plans lourdement
obliques détonnent assez du reste des images, sobres au possible,
pour déranger momentanément. Les scènes intégrant
les jeunes, somme toute peu nombreuses, manquent également d'authenticité
et échouent à traduire la nature rebelle dont le texte
fait état à répétition ; nous sommes, il
faut le dire, bien loin d'Entre les murs. Néanmoins,
par un heureux concours du hasard, le film de Shanley se trouve à
compléter certaines idées articulées par celui
de Laurent Cantet sur le thème de l'éducation, à
commencer par l'importance de la valorisation et de l'intégration
sociale. Inversant pratiquement la proportion entre les scènes
de classe et de bureau, substituant un « réalisme théâtral
» à celui, plus naturel, du film français, Doubt
s'en trouve tout de même à parler du passé avec
les yeux du présent et encourager avec franchise l'examen de
conscience personnel. Sans non plus confronter le mysticisme tels que
naguère Bergman ou Dreyer, il soulève des points importants
sur l'invalidité du respect aveugle des dogmes, et plaide pour
la propagation d'un système de valeurs souple et rationnel. Complété
par les contrastes magnifiques de Roger Deakins et la partition décente
de Howard Shore, Doubt ne s'avère donc peut-être
pas incontournable, mais parvient à émouvoir et poser
intelligemment des questions intemporelles, ainsi qu'à transcender
sa simplicité par la force inaltérable de ses interprétations
majeures.
Version française :
Doute
Scénario :
John Patrick Shanley
Distribution :
Meryl Streep, Philip Seymour Hoffman, Amy Adams,
Viola Davis
Durée :
104 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
8 Avril 2009