DON'T TORTURE A DUCKLING (1972)
Lucio Fulci
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Quoique de goût et de qualité fort discutables, les films
de Lucio Fulci n'en demeurent pas moins un exemple parmi les plus fascinants
d'un certain cinéma d'horreur typiquement italien. La raison
pour laquelle l'Italie s'est imposée dans ce domaine particulier
- dans les années 60 d'abord, par l'entremise de l'oeuvre de
Mario Bava, puis tout au long des années 70 grâce à
Fulci et Argento notamment - peut à première vue sembler
obscure. Mais de ce désir de transgression propre au film d'horreur
se dégage un caractère sacré, moral, qui s'inscrit
en parfaite continuité avec les fondements catholiques de la
culture italienne. En ce sens, l'oeuvre de Lucio Fulci articule une
déception d'abord religieuse, celle d'avoir « vu Dieu dans
la souffrance des autres, (...) d'avoir réalisé que Dieu
est un Dieu de la souffrance ». Les obsessions de Fulci sont indissociables
de ses croyances, de son éducation, de son milieu; ses films
fantastiques des années 80, d'un profond pessimisme, se voudront
d'ailleurs des films absolus sur la notion de mal. Si des films tels
que The Beyond (E tu vivrai nel terrore - L'aldilà),
The House by the Cemetery (Quella villa accanto al cimitero)
ou même City of the Living Dead (Paura nella città
dei morti viventi) explicitent avec une plus grande liberté
formelle cette déception spirituelle quant à l'essence
même du genre humain, Fulci arrive déjà avec ses
gialli du début des années 70 à articuler ses préoccupations
personnelles malgré les carcans narratifs clairs imposés
par le genre.
Bien qu'il s'apparente dans les faits au genre giallo, Don't Torture
A Duckling (Non si sevizia un paperino) ne correspond
donc que dans une mesure très vague à la définition
classique du terme: il y a bien une série de meurtres sordides
à élucider, mais point de meurtrier ganté dans
les parages. Tout comme dans A Lizard In A Woman's Skin (Una
lucertola con la pelle di donna), Fulci contourne en quelque sorte
le réalisme rationnel du giallo - qu'exigeaient à l'époque
des producteurs encore tièdes à l'idée de s'aventurer
dans le domaine du fantastique - pour construire implicitement une intrigue
surnaturelle sur les soubresauts de l'âme humaine. Dans l'excentrique
suspense de 1971, une femme rêvant du meurtre de sa voisine découvrait
à son réveil qu'il avait réellement été
commis. Aux dires de Fulci, la conclusion du film, sous la forme d'une
intrigue policière classique, était une pure formalité;
le simple fait de semer un doute dans l'esprit du spectateur quant à
la possibilité d'une résolution surnaturelle suffisait
à faire de son film un film fantastique. Don't Torture A
Duckling, son giallo suivant, est élaboré autour
de la même nuance. Plusieurs des pistes avancées par l'intrigue
donnent à penser que quelque magie noire est impliquée
dans l'affaire, mais Fulci dévoile dans le dernier acte une solution
tout à fait rationnelle à son mystère.
Heureusement, ce volte-face qui pourrait de prime abord n'être
qu'un vulgaire compromis d'ordre officieux s'avère une manière
ingénieuse d'aborder quelques-unes des thématiques fondamentales
de l'oeuvre de Fulci, tout comme c'était le cas dans A Lizard
In A Woman's Skin. Alors que ce film à saveur freudienne
carburait aux pulsions refoulées et à l'hédonisme
destructeur, Don't Torture A Duckling s'attaque à l'Église
catholique, à son hypocrisie ainsi qu'à sa puissance sur
la population des milieux ruraux - thèmes controversés
qui vaudront au film une distribution très limitée en
Europe et carrément inexistante en Amérique. Pourtant,
Don't Torture A Duckling se complaît beaucoup moins que
les films subséquents de Fulci dans la violence graphique; le
réalisateur, habituellement si démonstratif, témoigne
ici d'une étonnante retenue quant à l'exploitation du
macabre de son intrigue. La seule scène gore de film, d'une cruauté
tout de même terrible, s'avère pour sa part tout à
fait justifiée d'un point de vue purement dramatique. Aux traditionnels
bains de sang qu'il privilégie, Fulci préfère cette
fois un abject latent, d'ordre social et moral, beaucoup plus subversif
voire critique.
Au contraire de ses films de la fin des années 70 et du début
des années 80, qui s'insurgeront contre tout repère narratif
conventionnel, ce Fulci-ci échafaude son propos à partir
d'un contexte et d'enjeux dramatiques tangibles plutôt qu'à
partir d'une suite d'impressions visuelles abstraites. Le réalisateur
italien n'est donc pas en mesure de s'abandonner à ses lubies
formelles extravagantes, mais ces contraintes duquel il tire d'intéressantes
nuances l'empêchent justement de s'abandonner aux pires vices
de sa « méthode »: incohérences abondantes,
rythme flasque, violence sans pertinence. Son espèce de schizophrénie
créative demeure, mais dans une forme modérée qu'il
maîtrise somme toute mieux que l'excès. Ainsi, cette histoire
- celle d'un journaliste envoyé dans un petit village de campagne
pour enquêter sur une série de meurtres ciblant de jeunes
garçons - s'avère sans doute la mieux construite de l'oeuvre
de Fulci; d'un autre côté, sa réalisation est un
tantinet plus terne que dans A Woman In A Lizard's Skin. Malgré
tout, quelques tours de passe-passe modernistes feront sourire les adeptes.
À mi-chemin entre le giallo et le film policier classique, Don't
Torture A Duckling s'avère dans l'ensemble l'une des oeuvres
les plus accomplies de Lucio Fulci. Les déceptions morales qu'il
y articule avec plus de lucidité que jamais feront scandale à
l'époque, bien que la facture de son film soit somme toute le
fruit d'une suite de compromis. Plus glauque que les gialli de Sergio
Martino et moins manipulateur dans ses jeux formels que ceux de Dario
Argento, Don't Torture A Duckling arrive avec une certaine
maturité à transcender les limitations du genre, refusant
de devenir un simple exercice de style pour présenter - sans
grande subtilité, il faut bien l'admettre - une certaine vision
pessimiste du monde et des grandes institutions italiennes. De la part
d'un réalisateur aussi inégal que Fulci, il s'agit somme
toute d'une belle surprise - et les amateurs du genre auraient tort
de l'ignorer.
Version française : -
Version originale : Non si sevizia un paperino
Scénario : Gianfranco Clerici, Lucio Fulci, Roberto Gianviti
Distribution : Florinda Bolkan, Barbara Bouchet, Tomas Milian,
Irene Papas
Durée : 102 minutes
Origine : Italie
Publiée le : 8 Juin 2007
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