DOGVILLE (2003)
Lars Von Trier
Par Jean-François Vandeuren
Par la naissance du Dogme 95 il y a de cela maintenant presque dix ans,
Lars Von Trier et son acolyte Thomas Vinterberg visaient l’élaboration
d’un esthétisme visuel codé devant soutenir autant
que possible une approche se conformant à la réalité.
Par conséquent, le cinéaste désireux de suivre
les dix commandements des deux Moïses cités ci-haut n’était
plus un artiste derrière une œuvre, mais plutôt le
témoin oculaire des évènements s’y déroulant.
Code qui n’est désormais plus, on se rend bien compte avec
le recul que cette initiative semble s’être progressivement
conclue sous la forme d’une brève expérimentation
plutôt que d’avoir pris les attraits d’une idée
prolifique à long terme. Avec Dogville, Lars Von Trier
signe en quelque sorte un anti-hommage posthume à ce mouvement
en en transgressant chacune des règles, nous donnant un film
unique aussi déroutant visuellement que moralement.
Nous sommes quelque part dans les années 30 dans la municipalité
recluse de Dogville aux États-Unis, où vivent une quinzaine
d’habitants dont la banalité de leur existence n’a
d’égal que la précarité de leur situation
financière. Un jour arrivera au village une jeune femme nommée
Grace, fuyant pour des raisons nébuleuses une organisation mafieuse.
Cette dernière tentera de se placer dans les bonnes grâces
de la populace en exécutant divers travaux là où
son aide est requise. Le coût de ses efforts dévoilera
cependant la réelle nature de ses hôtes.
Ce nouvel effort du réalisateur danois Lars Von Trier vient comme
à l’habitude mettre à rude épreuve l’approche
cinématographique de son public en proposant un spectacle inhabituel
et des plus ambitieux vu la longévité de l’expérience
frôlant les trois heures. Ce dernier se devait donc de remporter
son pari très tôt dans le film afin d’obtenir une
réponse réceptive de la part de l’auditoire. Mise
dont il s’est assuré la victoire d’une manière
particulièrement inventive. D’un point de vue artistique,
le cinéaste forme une approche visuelle à la manière
d’un documentaire rappelant celle d’un film dogme, à
laquelle il ajoute toutefois certains élans plus imaginatifs
d’un point de vue cinématographique. En somme, l’univers
où se créé cet ensemble ne se limite qu’à
une longue plate-forme entourée d’une toile de fond noir
ou teintée de blanc et de bleu dépendamment du moment
de la journée. Les habitations à la carcasse quasi invisible
ne sont délimitées que par des traits sur le sol au centre
desquels sont inscrits les noms des propriétaires, même
chose en ce qui concerne le nom des rues et la végétation
présente dans les jardins avoisinants. C’est dans cet espace
rudimentaire où ne sont présents que quelques meubles
et les murs affichant une certaine importance dans le récit que
les différents personnages campés par une distribution
impressionnante, autant sur papier qu’artistiquement, évoluent.
Le plus stupéfiant est qu’autant ce concept est présent
dans notre esprit tout au long du film, autant ceux aptes à s’y
adapter n’y verront progressivement que du feu. Ainsi, même
si les portes n’existent dans Dogville que par le grincement
des pentures et la main d’un personnage tournant une poignée
invisible à l’oeil, le réalisateur réussit
néanmoins à faire croire à leur présence.
Il est vrai qu’au départ cette tentative peut sembler s’apparenter
à une simple expérience visuelle. Par contre, l’effort
en un tout se révèle au fil de l’histoire comme
étant une touche de génie de la part du réalisateur
vu l’usage qu’il en fait pour servir adéquatement
son scénario. Cette impression se démarque particulièrement
lors de la mise en scène d’un viol où le crime est
tourné d’un point de vue éloigné des lieux,
traversant ainsi les barrières murales et où viennent
se placer le reste du village s’adonnant à leur quotidien
entre la caméra et l’action.
Dogville tend également à semer la pagaille sur
des fondements moraux en proposant au menu une observation franche et
provocatrice sur les intentions humaines dans un contexte où
s’y entrechoquent responsabilités individuelles et sociales.
En ce sens, et sensiblement de la même manière qu’il
avait jouer sur un sentiment de colère face à l’inaction
frustrante du personnage de Selma dans son précédent opus
Dancer in the Dark, Lars Von Trier utilise ici la tourmente
dans laquelle est prise Grace afin de faire accepter une finale immorale
et pourtant des plus satisfaisantes pour les spectateurs par rapport
auxquels le réalisateur joue d’une adresse fulgurante en
venant malmener le raisonnement de ceux-ci, à qui il confère
d’autant plus le rôle d’un observateur se rapprochant
à bien des égards d’une divinité.
Lars Von Trier prouve donc une fois de plus le génie exceptionnel
de son utilisation du septième art par une œuvre à
la fois marquante de par le rôle que doit endosser le spectateur,
ainsi que par son univers magistralement orchestré autant d’un
point de vue esthétique que d’une perspective littéraire
et théâtrale. Dogville s’adresse donc aux
cinéphiles désireux d’être mis à l’épreuve
par le spectacle défilant sous leurs yeux, ce que réussit
à accomplir à plus d’une reprise ce film d’une
créativité exceptionnelle.
Version française :
Dogville
Scénario :
Lars Von Trier
Distribution :
Nicole Kidman, Paul Bettany, Harriet Anderson,
Philip Baker Hall
Durée :
177 minutes
Origine :
Danemark
Publiée le :
9 Novembre 2004