DOGTOOTH (2009)
Giorgos Lanthimos
Par Louis Filiatrault
Qu'on choisisse ou non d'en faire un sujet de préoccupation,
la vie familiale demeure gouvernée par les rapports de pouvoir,
et c'est leur influence plus ou moins subtile qui forme les êtres
que nous devenons. Ainsi va le constat, que d'aucuns jugeront d'une
grossière évidence, que le Grec Giorgos Lanthimos choisit
de nous renvoyer en plein visage par l'entremise de Canine,
sa deuxième réalisation personnelle. Or, si l'exposé
aurait facilement pu tomber à plat face à des adversaires
plus féroces, le film s'avère une réussite dans
la mesure où il nous fait découvrir une authentique vision
de cinéaste ; un indéniable « certain regard »,
pour faire écho à la distinction cannoise dont il fut
récompensé plus tôt cette année. Cet art
draconien, aux effets méticuleux, se distingue des innombrables
émules de Michael Haneke par un sens de l'humour corrosif, ainsi
que par l'étonnante cohérence de sa métaphore directrice.
Film portant sur le conditionnement ordinaire, Canine nous
intime de s'abandonner aux règles de son jeu absurde, et risque
d'en aliéner plus d'un en cours de route.
Pour quiconque choisit de le suivre, cependant, le chemin s'avère
pavé de surprises. Déroutant, certes, Canine
effectue avant tout la radiographie d'un microcosme soigneusement calqué
sur le monde réel, puis savamment déconnecté de
celui-ci, ne devenant plus qu'une lointaine abstraction pour ses personnages
autant que pour le spectateur. La violence et le sexe font bien sûr
partie de l'équation, mais à un degré bien moindre
que l'on pourrait attendre d'un film de ce genre, et surtout d'un tel
titre. C'est plutôt la rigueur clinique de la réalisation,
toujours aussi impassible devant les situations, qui l'emporte sur les
effets de choc eux-mêmes, au demeurant assez peu nombreux.
La toute première scène donne assez bien le ton de ce
qui suivra: chacun assis dans leur coin d'une salle de bain, trois adultes
qui se révèleront être frère et soeurs écoutent
un enregistrement qui ne fait aucun sens avant de s'inventer un jeu
tout aussi incongru. L'atmosphère est inconfortable ; l'interprétation,
décalée. Et pourtant, l'abondance de lumière et
l'insouciante apparence des jeunes gens donnent à la scène
un air tout à fait banal, comme si de tels tableaux se déroulaient
au jour le jour dans cette maison de banlieue isolée. C'est ce
type de climat que Lanthimos cultive au cours d'un enchaînement
de scènes brèves, souvent réduites à un
seul plan, toujours sous des angles neufs aux teintes soignées.
Très peu de développements narratifs meublent une première
partie qui se résume essentiellement à une série
de déplacements de sens ; un choix qui rebutera une bonne part
du public, mais dont l'imprévisibilité s'avère
néanmoins fort intrigante.
À partir d'un certain moment, ce qui provoquait d'abord le malaise
ou la confusion bascule dans le territoire de la bêtise manifeste,
le regard pince-sans-rire du film se prêtant de plus en plus à
l'hilarité. Difficile par ailleurs de s'imaginer l'état
d'esprit des comédiens prenant part à des actes d'un ridicule
grandissant, telle la séance de dressage suivant le meurtre d'un
chat à coups de cisailles. Pourtant, ce qui apparaîtrait
pour le moins déplacé dans nos vies ordinaires trouve
dans Canine une logique implacable, ou à tout le moins
justifiée dans le cadre de cet univers suivant sa propre loi:
celle du père. Et s'il ne risque pas de bouleverser les convictions
de quiconque, c'est à cet égard que le film remporte son
pari narratif, à savoir de faire porter à sa peinture
bizarre le poids d'une allégorie politique. La thèse de
Lanthimos est claire, et sa transposition dans un contexte domestique
a pour effet de décupler son immédiateté: toute
forme de dictature produit des citoyens profondément inadéquats,
et celle-ci peut accaparer chaque détail du quotidien.
L'endoctrinement débute ici à même le vocabulaire,
couvre les règles de la croissance et s'étend jusqu'à
l'espace contenu au-delà des clôtures de la cour arrière,
soi-disant peuplé de créatures sanguinaires. Ce faisant,
le patriarche va à sa guise dans le monde, exerçant un
luxe auquel même la mère n'est pas autorisée, tandis
qu'une gentille étrangère intervient de temps à
autre pour « entretenir » les besoins sexuels de l'aîné.
Certes peu subtile, la frontalité de l'exposé constitue
en fait sa force: dans un créneau où bien des auteurs
se contentent d'enfiler des morceaux d'« étrangeté
» en laissant qui le veut bien tisser une ligne directrice, l'articulation
d'une thématique claire fait énormément de bien,
sans pour autant réduire le spectateur au rôle de simple
témoin devant des images requiérant tout leur contexte
afin d'être comprises. Le tout s'achève également
dans la rebellion attendue de l'un ou l'autre des circonscrits, mais
la soudaine tension visuelle et dramatique des scènes de conclusion
suffit à mettre en lumière la frustration enfouie de façon
plutôt ingénieuse.
Sans aucun doute, certaines fautes de goût font grincer des dents
par leur manière de rappeler subitement les pires écueils
d'une certaine école européenne en même temps que
l'inexpérience du cinéaste: outre quelques effusions de
sang, on déplore particulièrement le repli sur une sexualité
incestueuse, lieu commun s'il en est un de tout un cinéma se
voulant « provocant ». Mais à un niveau plus profond,
c'est l'étrange nonchalance de l'ensemble qui laisse un peu de
glace. Bien peu de matière neuve ne ressort de ce film somme
toute conforme à l'esthétique « répertoire
», sinon quelques trouvailles délibérément
surprenantes et une atmosphère bien contrôlée. En
définitive, il en revient au spectateur de juger de la valeur
ultime de Canine. Est-il vraiment intéressé à
se mettre sous la dent un nouveau portrait biscornu des travers de la
civilisation moderne? Est-il ouvert à cette grande farce qui,
à défaut d'autre chose, risque à tout le moins
de lui arracher un ou deux éclats de rire éberlués?
Ces interrogations subjectives, aussi discutables soient-elles, n'enlèvent
rien à ce qui demeure un exercice de style intéressant
et ludique malgré son penchant mesquin. Il ne reste qu'à
souhaiter que Giorgos Lanthimos parvienne à élargir sa
conception très schématique de la nature humaine, et se
montre capable d'ouvrir les bornes d'un cinéma quelque peu refermé
sur lui-même.
Version française :
Canine
Version originale :
Kynodontas
Scénario :
Efthymis Filippou, Giorgos Lanthimos
Distribution :
Christos Stergioglou, Michelle Valley, Aggeliki
Papoulia, Mary Tsoni
Durée :
94 minutes
Origine :
Grèce
Publiée le :
21 Octobre 2009