THE DIRTY DOZEN (1967)
Robert Aldrich
Par Mathieu Li-Goyette
Films à la chaîne, lecture des possibilités du cinéma
comme procédés rentables, l'institutionnalisation de l'âge
d'or d'Hollywood devait un jour s'écrouler de l'intérieur,
souffrir des artistes qu'elle a fait taire durant quelques trois décennies.
C'était en 1955, un jeune réalisateur terminait un de
ses tous premiers long-métrages, un film noir nommé Kiss
Me Deadly, au sein du système hermétique des studios.
Cet homme, Robert Aldrich, figure peut-être parmi les plus intéressants
agents doubles du déclin hollywoodien. Première grande
production, son film noir annonçait une carrière d'anti-genre
qui allait précéder le détournement que ceux-ci
subiraient une fois les structures du système tombées.
Ouvert par un générique qui circule à l'envers
à l'écran, le sous-texte de la guerre froide présentà
travers ce thriller moderne aura marqué l'imaginaire des cinéastes
contemporains de Tarantino à Spielberg qui lui rendront hommage
à leur tour. Peu connu aujourd'hui, Aldrich l'est principalement
pour le maîtrisé The Dirty Dozen de 1967.
Moins pernicieux, plus en vogue avec la mouvance des nouveaux propriétaires
de studios et les révolutions de toutes sortes de l'époque,
l'anti-genre d'Aldrich est un cinéma de guerre divisé
en parties de plaisir où les malfrats du système sont
envoyés pour commettre les pires massacres une fois parvenus
de l'autre côté de l'Atlantique. Guidé par un plan
précis, le but de l'opération est simple: tuer le plus
grand nombre d'officiers nazis dans la même soirée. Et
comme toutes les missions ont leurs commandos, ceux d'Aldrich se font
porter les atours par Lee Marvin, Charles Bronson, John Cassavetes et
Donald Sutherland, tandis qu'un Ernest Borgnine et un Robert Ryan assurent
par leur pouvoir de star les segments dans l'état-major américain.
Parmi la douzaine de fainéants que l'on rencontre dès
les premiers instants du film, il n'y a cependant que quelques soldats
possédant un réel pouvoir sur le récit. Autrement
repoussés par celui-ci, Aldrich applique jusqu'à mi-chemin
la stratégie issue de Kurosawa et de ses Sept samouraïs.
À savoir que si plus de la moitié des quelques 150 minutes
du film servent à nous faire côtoyer au jour le jour les
prisonniers, ce n'est qu'en fonction des duels psychologiques entre
les plus réticents et l'armée que l'approfondissement
d'un certain psyché militaire s'opère.
Fortement en désaccord avec les méthodes militaires, le
major Reisman (Marvin) d'Aldrich contient par la ruse son équipage
voué à la mutinerie, car s'ils ne désirent pas
accomplir leur devoir, l'armée les renverra tous au cachot. Usant
donc d'une chair à canon, les généraux mettent
en place une opération suicide qui est l'occasion pour Dirty
Dozen de mettre de l'avant les « démonstrations »
de l'absurdité de la guerre. «Démontrées»
parce que ces scènes multipliées au long du récit
n'ont d'autre ambition que d'établir une vergogne claire envers
les chaînes de commandements et ensuite parce qu'elles agissent
comme des gags indépendants en glissant du burlesque simpliste
à un humour satyrique plus ressenti (si bien que la caricature
va au-delà du long-métrage). C'est l'interprétation
pompeuse des têtes d'affiche (dans lesquelles - il vaut mieux
le rappeler - figure un des étendards du cinéma indépendant
américain en Cassavetes) qui sauve Aldrich de la contagion qui
se propage lentement dans une oeuvre qui, par glorification d'un dernier
acte rassembleur, annule l'efficacité des premières altercations
contre le système. Alors que le film atteint sa réelle
apogée lors d'une simulation de combat contre un colonel américain
mauvais joueur, le dernier acte en France occupée s'enterre sous
le feu des explosions et d'un revirement de situation mal exploité
chez un soldat puritain qui flanche et se met à tirer ses compatriotes
américains.
Jusqu'ici témoignage original de l'esprit guerrier et rebelle
qui anime ces soldats mises en scène en temps de guerre du Viêt
Nam, le potentiel de Dirty Dozen ne poursuit pas cette même
cadence alors que les mauvaises habitudes grandiloquentes du cinéma
américain rattrape ce qui ne sera corrigé que bien plus
tard dans une nouvelle vague de films de guerre à tendance psychologique
et exploratoire (Apocalypse Now, The Deer Hunter,
Full Metal Jacket, The Thin Red Line, etc.). En attendant
ces achèvements incontournables, Dirty Dozen demeure,
d'une toute autre part, le canevas par excellence du film d'opération
militaire. Forteresse insurmontable, plan d'exécution répété
jusque dans les moindres détails, alternance entre l'univers
clos des victimes totalement inconnues (ici baignées par une
douce valse) et le prédateur subjectivé qui guette dans
la nuit l'heure du massacre (souligné par un travail du son particulièrement
réaliste et perçant), les procédés en contraste
développés par Aldrich font datés.
Entre la barbarie des « salopards » et la bourgeoisie des
nazis, Aldrich ne choisit ni l'un, ni l'autre. Éthiquement forcé
à tuer ses mauvais héros, il n'y a que ceux qui n'étaient
pas tombés dans le panneau de la sauvagerie militaire qui échappent
au massacre final: allié ou ennemi, à tord ou à
raison, le réalisateur érige un film contre l'ubris humaine
et ses conséquences. Où l'on évoquait une vision
anti-genre, celle d'Aldrich se présente sous la forme d'une mise
en scène rigoureuse qui oppose constamment un environnement réaliste
(recréé en extérieur et loin des studios) à
des figures d'un nouveau star système. À des contre-plongées
ponctuelles se distinguent des angles déclinés à
l'extrême des conventions du genre et de l'esthétique classique
dans laquelle le cinéaste s'est développé. Une
grande musique pompeuse est plaquée sur des soldats sales, insouciants
de l'autorité et ne peut enfin qu'insinuer une triste ironie
à propos de ces hommes d'ores et déjà condamnés.
D'abord méfiant de leur colonel, la douzaine atteint la consécration
de la débauche lors d'une soirée où, sous les ordre
de Reisman, des filles de joie débarquent en plein campement
où les regards et les lèvres mouillées s'intercalent
jusque dans une orgie suggérée.
L'audace est capricieuse. Elle est celle d'une révolution sexuelle
qui atteint le cinéma au nom de la victoire du héros.
Sexe, vulgarité, alcool, tout est permis pour stimuler la horde
sanglante. Au bord du gouffre, pris dans le pessimisme d'un pays faisant
face à la guerre et des modifications majeures de sa scène
politique, on se rapproche du nihilisme grinçant du western crépusculaire
(et évidemment du Wild Bunch de Peckinpah qui suivra)
qui annonce la mort officielle de l'anti-héros. À la recherche
d'un nouvel échappatoire, le cinéma maladif de Aldrich
poursuivait dans la même veine ce combat de dernière heure
contre les puissances de production de l'industrie et manifestait un
écroulement généralisé des conventions.
C'est de lui, de Preminger, de Wilder, dont les « salopards »
retiennent le plus, car c'est en trichant la structure imposée
via une réinterprétation des codes que l'on passe d'esclave
à héros. Encore reste-t-il à se demander aujourd'hui
ce qu'il serait advenu de ces hommes s'ils n'avaient pas vendu leur
âme au départ. Après tout, le libertin ne le devient
que par dogmatisme.
Version française : Les 12 Salopards
Scénario : Nunnally Johnson, Lukas Heller, E.M. Nathanson
(roman)
Distribution : Lee Marvin, Ernest Borgnine, Charles Bronson, Jim
Brown
Durée : 150 minutes
Origine : États-Unis, Royaume-Uni
Publiée le : 24 Août 2009
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