DÉDÉ À TRAVERS LES BRUMES
(2009)
Jean-Philippe Duval
Par Jean-François Vandeuren
Désirant surfer sur le succès de la plus récente
vague de drames biographiques proposée par nos voisins du Sud,
quelques producteurs d’ici décidèrent de redonner
vie à deux des plus grands noms de l’histoire populaire
du Québec, même si ceux-ci avaient déjà été
l’objet de séries télévisées quelques
années auparavant. Mais après Maurice Richard et Alys
Robi, c’est curieusement au tour d’André «
Dédé » Fortin et du groupe Les Colocs de voir leur
petite histoire être portée au grand écran. Il faut
dire que le parcours on ne peut plus sinueux du quintette montréalais
garantissait en soi un scénario de rêve à celui
qui accepterait de mener le projet à bon port. L’heureux
élu dans ce cas-ci aura finalement été Jean-Philippe
Duval, qui nous avait offert onze ans plus tôt le sympathique
Matroni et Moi. Ce dernier nous amène au départ
à l’intérieur d’une maison de campagne située
au fin fond de Saint-Étienne-De-Bolton où Dédé
(Sébastien Ricard), le guitariste Mike Sawatzky et le bassiste
André Vanderbiest tentent de composer les pièces d’un
nouvel album - que nous connaîtrons éventuellement sous
les traits du formidable Dehors Novembre. Entre les soudains
éclairs de génie et les longues pauses improductives de
Fortin et ses acolytes, Duval nous ramènera une décennie
en arrière pour nous familiariser avec la genèse de ce
groupe qui allait rapidement devenir l’un des plus marquants des
années 90. De l’enregistrement précipité
d’un premier disque au décès de l’harmoniciste
Patrick Esposito Di Napoli en passant par la défaite référendaire
de 1995, Dédé à travers les brumes dessine
habilement ce parcours semé de petits et grands drames, nous
rapprochant lentement, mais sûrement, de cette journée
fatidique de mai 2000 durant laquelle Fortin aura finalement décidé
de mettre fin à ses jours à la manière des samouraïs.
Heureusement, Duval ne cherche en aucun cas à faire de l’artiste
qu’une énième figure tragique du monde de la musique
populaire, comme c’est souvent le cas dans ce genre de production
ayant pour mandat de raconter la vie (tourmentée) d’une
idole qui aura tiré sa révérence d’une manière
quelque peu précipitée. Même la mort de Dédé
Fortin sera judicieusement évoquée ici à travers
un tourbillon visuel et musical dans lequel le réalisateur cherchera
davantage à extérioriser l’état d’angoisse
et de confusion de son sujet plutôt que de tourner son passage
à l’acte en une simple séquence mélodramatique
et larmoyante. Le Québécois impressionne d’ailleurs
de par la rigueur et l’intégrité avec lesquelles
il dépeint autant l’univers physique que psychologique
et créatif du musicien, comprenant bien que le succès
d’une telle entreprise serait avant tout une affaire de ton et
que son approche devrait, par conséquent, être assez souple
pour faire le pont entre la production d’envergure - dont elle
possède tous les attributs - et le drame plus intimiste qui l’habite.
Le présent effort tente ainsi de faire la part des choses entre
le Dédé envahi par un profond désir de vivre des
débuts de la formation et celui rongé par la solitude
encabané quelque part en Estrie, incapable de tourner la page
sur un immense choc émotionnel (la mort d’un ami) et une
amère déception (celle d’un pays). Aucunement intéressé
par la gloire, Fortin aura toujours préféré vivre
à la manière des chats de gouttière, se frottant
constamment à ces matous de ruelle dont il appréciait
tant la compagnie et pour qui il était devenu une sorte de porte-parole.
Une image qui sera d’ailleurs superbement exploitée lors
d’une scène d’ouverture absolument renversante pour
laquelle Duval et les artisans de chez Ottoblix auront eu la brillante
idée d’animer les paroles de la fabuleuse Belzébuth.
À l’instar de plusieurs chansons des Colocs, Dédé
à travers les brumes se veut une oeuvre festive servie sur
un fond dramatique pourtant assez lourd, et vice versa. Un concept que
Duval soutient d’ailleurs abondamment en plaçant en constante
opposition séquences de célébration et de passage
à vide par l’entremise d’un montage non-linéaire
étonnamment fluide, et surtout diablement efficace. Le réalisateur
se démarque aussi de bon nombre des artisans ayant déjà
été associés à ce genre de projets en accordant
autant d’importance au créateur qu’à ses créations,
la musique devenant ici le principal moteur du film, qu’elle soit
jouée à l’entrée d’une station de métro,
dans un recoin du fameux 2116 du boulevard Saint-Laurent ou sur la scène
du Festival d’été de Québec. Souvent indissociables
du processus créatif, le film de Duval carbure essentiellement
à l’exaltation et à l’énergie du désespoir.
Un mélange hasardeux que ce dernier évoquera notamment
lors d’une séquence déchirante dans laquelle Fortin
tentera d’enregistrer le texte de la géniale Dehors
Novembre sans s’effondrer sous le poids des souvenirs de
son vieux complice décédé des suites du sida. Et
comme il y a toujours eu beaucoup de Dédé dans les textes
de la formation montréalaise, il est normal que le cinéaste
ait tenté de créer une forte synergie entre l’image
et le son en accompagnant certains épisodes de la vie du chanteur
des pièces qu’elles ont fini par inspirer. Le tout sans
que l’exercice ne paraisse trop forcé ou simplement artificiel.
Le cinéaste se permettra également de reprendre momentanément
le style éclaté des vidéoclips des Colocs lors
de deux scènes particulièrement jubilantes. Intermèdes
stylistiques parfaitement justifiés dont Duval n’abusera
fort heureusement jamais et qui ne sembleront pas non plus déplacés
au coeur d’une mise en scène brillant beaucoup plus par
sa sobriété et sa précision que par sa désinvolture.
Évidemment, tout comme ceux militant sans relâche pour
que soit finalement retiré le chandail du valeureux défenseur
Émile « Butch » Bouchard, certains pourront s’interroger
quand à la pertinence d’immortaliser sur pellicule un personnage
appartenant à l’histoire récente alors que d’autres
grandes figures de la culture québécoise n’ont toujours
pas eu droit à un tel honneur. Mais à une époque
où le rêve souverainiste n’est plus l’ombre
de lui-même et que le (cinéma du) Québec cherche
à s’internationaliser, il est bon de voir débarquer
sur nos écrans un film qui ose afficher ses couleurs avec une
telle ferveur - même si une telle initiative impliquait inévitablement
de revisiter un lot tout de même considérable de défaites
et de déceptions. Car à travers son portrait d’André
Fortin, Dédé à travers les brumes cherche
aussi à quelque part à dresser celui d’une nation,
tantôt débordante d’énergie et d’espoir,
tantôt repliée sur elle-même. Grâce à
un scénario étant visiblement le résultat d’une
recherche approfondie et d’une immense attention aux détails,
le cinéaste porte un regard humble, mais néanmoins passionnant,
sur l’une des figure phare de la scène musicale des années
90. Ce dernier est évidemment appuyé par un casting qui
n’aurait pu être mieux assemblé au milieu duquel
brille un Sébastien Ricard qui crève littéralement
l’écran sous les traits tourmentés de Dédé
Fortin. Nous pourrons certes reprocher au présent effort de manquer
parfois de naturel, de ne pas s’éloigner suffisamment du
moule du film biographique moyen, ou de ne pas chercher à fracasser
de barrières comme avait pu le faire Todd Haynes avec son magistral
I’m Not There. Mais il s’agit somme toute de bien
légers bémols dans une production aussi honorable et rassembleuse
qui aura su nous faire redécouvrir avec fougue et sincérité
l’âme et le génie créatif de l’un de
nos grands artistes.
Version française : -
Scénario :
Jean-Philippe Duval
Distribution :
Sébastien Ricard, Joseph Mesiano, Dimitri
Storoge, Bénédicte Décary
Durée :
140 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
3 Avril 2009