THE DEAD GIRL (2006)
Karen Moncrieff
Par Laurence H. Collin
Il y a beaucoup d’endroits où l’on retrouve des cadavres
au cinéma : dans les histoires de guerre, dans les récits
prenant place dans le milieu criminel, dans les films d’épouvante,
et cetera. Un type de productions dans laquelle on ne présumerait
cependant pas trouver de corps mort est le drame psychologique étudiant
l’identité de la femme américaine. The Dead
Girl, second long-métrage de la réalisatrice, scénariste
et ancienne comédienne Karen Moncrieff, utilise la découverte
d’une dépouille humaine comme piédestal pour enclencher
cinq courtes histoires reliées directement ou indirectement à
la figure centrale, soit celle d’une jeune femme retrouvée
nue et atrocement mutilée dans une prairie déserte du
comté de Los Angeles. Dans The Stranger, Toni Collette
interprète une femme d’un certain âge au service
de sa vieille mère injurieuse qui découvre la morte en
question, devenant conséquemment une sorte de vedette tordue
dans sa petite ville ; dans The Sister, Rose Byrne est une
technicienne à la morgue qui croit que la victime pourrait bien
être sa soeur disparue lors de sa jeunesse ; dans The Wife,
Mary Beth Hurt joue une femme délaissée par son mari distant
qui utilise le cas de la jeune fille pour motiver une certaine intrigue
au coeur de sa vie morne ; dans The Mother, Marcia Gay Harden
interprète la mère réservée de la défunte
venue pour identifier son corps, et finalement, The Dead Girl
nous présente l’ultime journée dans cette vie humaine,
incarnée par la regrettée Brittany Murphy.
L’Étrangère, la Sœur, l’Épouse,
la Mère… que représentent ces titres, s’ils
ne sont des archétypes (il est d’ailleurs bien intentionnel
que ceux-ci soient précédés par ‘‘the’’,
et non ‘‘a’’)? Évoquant les rôles
que chacune de ces femmes sont tenues de personnifier (et dans chaque
cas, ont une certaine misère à complètement habiter),
ces termes ceignent une facette réprimée de la féminité
de toutes celles qui ont déjà été une fille,
LA fille. Si aucune de ces vignettes ne s’intitule ‘‘The
Daughter’’, c’est peut-être parce que les cinq
rejoignent ultimement cette appellation - ce ne sont pas toutes les
femmes qui deviendront épouse ou mère, mais par le passé,
elles ont toutes déjà été fille de deux
parents, portant toutes à l’intérieur leur histoire
de cette époque. Et pourtant, The Dead Girl n’est
pas une oeuvre centrée sur le passé, même si celui-ci
agit comme écho à chaque scène : il s’agit
d’un film soucié par ce désir d’avancer vers
un futur moins étouffé, cette volonté d’échapper
aux cassures antérieures. En ponctuant chaque chapitre d’un
changement subtil (ou tout simplement de l’augure d’un tel
changement) dans la vie des femmes observées, la cinéaste
transcende sa structure narrative plutôt convenue pour formuler
un refrain douloureux mais poignant sur la condition féminine.
Ces passages vers une autre vie, conduits symboliquement par l’eau,
le feu et la nudité dans chaque cas, renforcent le lien se dégageant
de ces épisodes liés par l’évènement
macabre.
À la tête de cette exploration se retrouve donc Moncrieff,
dépeignant différents quotidiens d’un oeil tout
à fait neutre, et mettant en scène des images des plus
atroces sans la moindre trace de sensationnalisme. Dès l’ouverture
du récit, alors que le personnage défendu par Toni Collette
tombe sur le corps horriblement défiguré de la jeune femme,
la caméra présente le point de vue de la pauvre Arden
de façon extrêmement détaillée - pourtant,
cette représentation directe et très explicite ne possède
rien de lorgnant, au grand contraire des CSI et Bones
de ce monde. The Dead Girl pourrait d’ailleurs incarner
l’antithèse exacte de telles téléséries
carburant aux images-chocs, ses desseins étant axés sur
la détresse psychologique des sujets plutôt que sur les
développements de la trame narrative les entourant. Il est assez
paradoxal de réaliser que cette perspective placide et esthétiquement
très sobre laisse place à une courtepointe aussi intime
et pénétrante des destins irrésolus de toutes les
âmes suivies. En refusant d’exploiter les menus détails
de ses intrigues, Moncrieff étend la vie de ses personnages bien
au-delà de ses cadrages et de leurs situations, trouvant une
portée existentielle dans des instants n’ayant rien de
bien exceptionnel. Mêmes si nous sommes invités à
n’observer qu’un moment significatif dans la vie de chacun
de ces individus, il est évident qu’il ne s’agit
pas du seul moment de la sorte. Nous sommes exposés à
la réalité des femmes introduites, l’observons sans
jugement, puis tournons rapidement la page.
Ce sont d’ailleurs ces sauts hâtifs qui pourraient inspirer
le plus grand reproche envers The Dead Girl, surtout lorsque
l’on constate que chaque chapitre ne dure en moyenne qu’une
vingtaine de minutes. La richesse des réflexions pourvues à
chaque tableau et la complémentarité de ceux-ci assurent
aux cinq parties un envoûtement ascendant - dommage qu’à
chaque fois que l’on commence enfin à capter la plénitude
des vies enlacées, le scénario franchit un espace-temps
vers le suivant. Il serait absurde de critiquer l’absence de résolution
concrète dans un texte qui souligne que rien n’est jamais
vraiment résolu, même dans la mort, mais l’exercice
en vient tant à captiver le spectateur attentif que la brièveté
de ses épisodes déçoit quelque peu. La fascination
ne se rompt toutefois jamais : dirigée d’une main de maître,
la distribution majoritairement féminine éblouit par son
unité, sa franchise et sa retenue. Comme il aurait été
facile de s’approprier de telles effigies et de les redessiner
en martyrs… Ici, il n’en est rien : de la tragique abnégation
rendue avec subtilité par Toni Collette à la composition
déchirante de Kerry Washington en prostituée endeuillée,
chaque actrice y trouve son moment de grâce, éclipsant
souvent leurs comparses masculins (incluant notamment Josh Brolin, Giovanni
Ribisi et James Franco), ceux-ci néanmoins tous très justes.
Culminant sur les derniers miles de l’existence cruelle du rôle-titre,
défendu avec une puissance émotive renversante par Brittany
Murphy, l’ensemble devient difficile à regarder, le sort
horrifiant lui étant réservé nous ayant déjà
été télégraphié.
Comment revenir à la réalité après The
Dead Girl autrement que fragilisé? Il n’y a ni aisance
ni euphorie dans la société tracée par Moncrieff
; excision qui aurait pu faire office de lacune manichéenne dans
une autre oeuvre, mais qui au contraire signale ici un témoignage
important sur la violence que subit la femme - violence aussi physique
psychologique, cela dit, et qui n’est pas seulement attribuée
aux hommes. Chose certaine, il est inouï de constater qu’un
film de aussi haut calibre et au discours si lacérant n’aie
pas obtenu une distribution plus généreuse ou un appui
plus solide du public lors de sa sortie en salles. Peut-être qu’il
est tout simplement difficile de s’emporter avec enthousiasme
sur un récit aux thématiques si dures, mais la force de
frappe et le refus d’adhérer aux facilités sentimentales
du film de Karen Moncrieff ne méritent que d’être
louangés. Espérons qu’à ce jour, à
tout le moins, ce bouleversant film choral obtiendra peut-être
une seconde vie ne serait-ce que pour avoir permis à une starlette
de dévoiler un grand talent dans un premier et dernier rôle
important.
Version française : -
Scénario :
Karen Moncrieff
Distribution :
Toni Collette, Piper Laurie, Don Smith, Michael
Raysses
Durée :
85 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
28 Janvier 2010