DAYTIME DRINKING (2008)
Noh Young-seok
Par Mathieu Li-Goyette
Réaliser un premier film, de la part d'un cinéaste de
tout pays, est un exploit. Réaliser un premier film de la trempe
de Daytime Driking, avec aussi peu de moyens, relève
quant à lui du prodige. Oeuvre d'un homme et de ses amis (Noh
Young-seok figure en solitaire à la réalisation, la production,
la prise de son, la direction photo, la direction artistique, le montage,
la musique), Daytime Drinking met en scène la marche
pénible de Hyuk-jin en direction de Séoul. Abandonné
par ses amis alors qu'il se réveille seul au beau milieu d'un
stationnement, Hyuk-jin est victime d'un lendemain de veille obtenu
à coup de soju, boisson nationale de Corée depuis le moyen-âge.
Sans destination exacte, sans lieu précis, l'errant se dirige
de village en village à la recherche de l'oubli. Parti de la
capitale après s'être fait laissé par sa copine,
Hyuk-jin aborde les femmes qu'il rencontre avec le poids d'un passé
qui nous reste inconnu et dont les seuls indices nous parviennent à
travers la personnalité tourmentée d'un héros vidé
d'action et de désir ; une quête symbolique qui revient
sans cesse sur son propre sens pragmatique. Daytime Drinking
rappelle les prémisses d'un road movie américain
où il se lance au tour d'une beuverie dans un bar entre amis
qui souhaitent s'éloigner d'un quotidien répétitif.
Pourtant, les amis ne suivent pas, le coup de tête se transforme
en coup dans l'eau et le road trip juvénile devient
peu à peu celui du cinéma de Wenders, celui d'Alice
dans les villes, celui à travers le paysage sensible de
la propre psyché du personnage. D'une auberge à l'autre,
Hyuk-jin boit et se réveille à un autre point de départ
inconnu, titubant comme cet homme saoul que l'on imagine sans jamais
l'apercevoir. Il réapparaît sporadiquement et toujours
sur le même trajet, les embûches toujours aussi imprévisibles
et les rencontres amoureuses qui causent toujours sa perte. À
savoir que l'amour dans le film de Young-seok apporte la confusion plus
que la réconciliation avec le passé. Il détourne
l'itinéraire de Hyuk-jin, le fait autodétruire lui-même
ses chances de survie sur les routes polaires et montagneuses alors
qu'il cède sous les avances d'une jeune femme aguichante à
chercher du whisky au risque de manquer son seul autobus en direction
de Séoul. Femmes fatales cachées sous le désir
sexuel de notre héros, elles sont cependant en mesure d'apporter
au film la possibilité de confronter ses propres démons
et les mêmes faiblesses qui l'auront mené à se retrouver
seul dans ce grand carré de neige qui lui sert d'« école
de la vie ». C’est leur inclusion comme désir qui
ne se laisse jamais complètement saisir qui rajoutera à
cette impression de soif insatiable qui, après une nuit de débauche
perdue dans l’amnésie du personnage, le cinéaste
s’évertue à étendre à la soif du corps
de Hyuk-jin.
Car Daytime Drinking est un film froid dans lequel les rires
chaleureux de la première soirée entre amis fait défaut
à l’ampleur frigide dont il se défend si bien. Par
son approche visant à contempler les mètres carrés
d’asphalte le séparant de Séoul, Young-seok bricole
une marche à obstacle densément peuplé en personnages
attachants, mais qui propose en contrepartie des péripéties
manquant parfois de l'énergie dont elle semble s'investir au
premier abord. Que l'on pense à ce bizarre camionneur qui décide
de ramasser Hyuk-jin à la réunion entre ce dernier, la
femme qui l'avait manipulé en route et son amant, certains «
sketchs » - les séquences se reliant surtout à travers
le thème de l'alcool - tombent plutôt à plat et
rejoignent l'esprit désinvolte et complètement blasé
de l'ensemble du film. Rendant l'expérience difficile à
expérimenter, l'exercice de style de Young-seok est réussi
sans jamais atteindre les moments de cinéma où le temps
se dilate peu à peu pour laisser s'insinuer une nouvelle réflexion
et une prise de conscience de la part du spectateur; autant a-t-il la
bonne habitude d’aplatir son récit, autant les micro-personnages
qui arborent la route pêchent par excès décoratif.
Autrement épurée, l'esthétique est cependant maîtrisée
dans la veine d'un humour ironique qui demeure parfaitement conscient
de la carte de cinéma qu’il tente de déplier. Jump
cuts simulant un zapping lorsque la caméra regarde à
travers le tube d’un téléviseur son pathétique
héros, effets de montage qui cumulent systématiquement
en recherche patiente du gag, le vocabulaire cinématographique
de Young-seok diffère des habituelles odyssées contemplatives
en se permettant le luxe (et bien son seul) d'un espace vaste et d'un
panorama bien plus particulier que celui de Corée perçu
habituellement. Il l’explore, fait respirer le boréal à
même le grain presque grossier d’un numérique tout
juste assez honnête pour pardonner cette idée facile de
la « démocratisation » des tournages post-pellicule.
Loin des centres urbains, Hyuk-jin est ce héros national porté
à boire pour oublier un passé trop douloureux, un héros
en recherche d'une identité sans cesse chamboulée grâce
à des amis peu fiables et l'accueil mitigé qu'il reçoit
de l'univers champêtre coréen.
Daytime Drinking démontre un principe de dualité
éprouvé dans lequel au fil d'un déracinement, un
personnage donné propose une réflexion sur ses propres
désirs et les causes de sa propre déchéance. Allant
ainsi rejoindre une certaine tendance du cinéma coréen
depuis l'aube des années 2000, cette nouvelle vague souvent exploitée
sous le signe du cinéma d'exploitation vient ici rejoindre l'humilité
d'un premier film aux défauts négligeables et au courage
inattendu. C'est la force d'un cinéma national que d'être
aujourd'hui en mesure, avec un « petit » film de la trempe
de Daytime Drinking de faire le plaisir des foules et de la
critique à travers les festivals du monde, mais c'est aussi et
surtout la preuve d'un cinéma national cohérent et diversifié
que de se retrouver les yeux rivés sur un autre petit joyau de
Corée. Principalement établi autour de personnages se
servant d'une ancienne douleur pour affronter un défi récurrent,
c'est un cinéma de la deuxième chance dans lequel des
événements dramatiques passés mettent au conditionnel
ce que le récit nous offre en matière de progression (autant
la vengeance dans Oldboy que le rejet dans Crush &
Blush, l'handicape dans No Mercy for the Rude, la vie
de rue dans Breathless, même la réincarnation
chez Kim Ki-duk). Jamais rien n'est peine perdue alors que la rédemption
fait transiger de la culpabilité vers la grâce et nous
sommes en mesure de croire que telle est la principale tendance du cinéma
de genre coréen des années 2000. C'est ultimement à
travers ce parcours que des films comme Daytime Drinking peuvent
trouver à la fois une inspiration, une vocation et finalement
un public qui fera vivre une oeuvre qui pourrait bien être en
mesure de transporter sur ses épaules les futures expérimentations
du cinéma d'auteur coréen. Alors qu’il se réclame
déjà de l’oeil pictural d'un Im Kwon-taek, grand
maître d'un cinéma désormais régénéré,
le jeune Young-seok aura dévoilé les premières
cartes de son jeu dans cette avenue qui est l'une des plus ardues :
celle de la patience de tourner et la division, subdivision des minuscules
récits d’une seule et grande méditation sur le sens
des choses simples.
Version française : -
Version originale :
Naj sul
Scénario :
Noh Young-seok
Distribution :
Kim Kang-hee, Song Sam-dong, Yuk Sang-yeop
Durée :
116 minutes
Origine :
Corée du Sud
Publiée le :
20 Juillet 2009