THE DARJEELING LIMITED (2007)
Wes Anderson
Par Alexandre Fontaine Rousseau
The Darjeeling Limited débute sur la course empressée
d'un Bill Murray affolé, qui cherche à embarquer à
bord du plus récent film de Wes Anderson: il manque le train,
mais existe maintenant quelque part en-dehors de la trame narrative
établie par le scénario. Ou plutôt, The Darjeeling
Limited commence loin de l'Inde dans un autre film, un court-métrage
intitulé Hotel Chevalier qui le précède;
nous sommes à Paris et Jack (Jason Schwartzman), l'un des protagonistes
du programme principal, rencontre dans une chambre une ancienne flamme
(Natalie Portman) qui le hante. Ce sera un spectre tout au long du film,
un souvenir invisible mais omniprésent dont Jack ne peut se délester.
Lors de la finale, ces deux personnages reviennent furtivement à
la surface, parmi tant d'autres. Par l'entremise d'une très belle
séquence-synthèse, l'auteur de The Life Aquatic
unit dans un travelling empreint de tendresse les humains qu'il a jusqu'alors
mis en scène. Ce qui se dégage de cette image c'est, au-delà
d'une certaine propension auto-référentielle dûment
post-moderne, la nature « ouverte » des univers de Wes Anderson;
les mondes qu'il crée sont de denses microcosmes dont les ramifications
sont parfois simplement évoquées.
S'il a déjà atteint le statut de réalisateur culte,
c'est qu'Anderson sait piquer la curiosité des spectateurs par
la multitude de détails qu'il sème dans chaque plan. Cinéaste
d'un foisonnement baroque naïf, il sait néanmoins créer
un équilibre par l'épuration maniérée devenue
sa marque de commerce: cadrages centrés frôlant la caricature,
ralentis très aérés permettant au film de respirer.
Les conventions de son style sont déjà clairement établies.
Dans une certaine mesure, Anderson séduit parce qu'il s'institue
en anachronisme par rapport au paysage cinématographique actuel;
il est analogue à l'heure du numérique, auteur alors que
cette notion paraît pour plusieurs datée. Il pille systématiquement
le répertoire des Kinks et des Rolling Stones, carburant à
la nostalgie jusque dans son jeu de caméra qui évoque
par l'emploi fréquent du zoom les années 70. Pourtant,
Anderson développe à partir de son affection pour le passée
un style aussi personnel qu'il est original - et personne ne pourra
confondre son cinéma avec celui d'un autre malgré toutes
les références qu'il se permet.
Certes, on pourrait accuser ce cinéma d'exemplifier un certain
narcissisme propre à son époque. Chez Anderson, en effet,
les préoccupations sont exclusivement d'ordre individuel: ses
personnages semblent exister dans un univers complètement apolitique,
dépourvu de toute dimension sociale. Certains, sans doute, iront
jusqu'à dire que The Darjeeling Limited se complaît
à un certain exotisme fantasmatique - que son Inde demeure de
l'ordre de la carte postale, que la caméra s'y glisse en touriste.
Effectivement, ses protagonistes ne se rendent pas dans un pays réel.
Ils s'aventurent dans l'Inde inventée dont ils ont toujours rêvé,
avec ce que cela implique de clichés, et ne brisent pas vraiment
cette image: les conflits n'opposent jamais un monde et un autre - la
« réalité » et le drame autarcique de ces
trois frères. Certes, le réel contamine le fantasme, l'alimente
en péripéties et en crises. Mais Wes Anderson et ses antihéros
névrosés existent toujours en retrait du vrai, dans un
conte illustré avec soin puis cadré de manière
exquise; ils se terrent dans l'auto-contemplation, leurs passions tempérées
par les analgésiques.
Depuis Bottle Rocket, les personnages de Wes Anderson sont
de grands enfants - des êtres incapables de « vivre en adultes
» et d'établir des relations familiales stables. Les trois
frères de The Darjeeling Limited ne font pas exception
à cette règle, et c'est un peu pour cette raison que leur
quête spirituelle est l'écho du retour au bercail de The
Royal Tenenbaums - une impression qu'accentue la récurrence
et l'importance symbolique de la figure maternelle incarnée,
une fois de plus, par Angelica Huston. Certains, pour cette raison,
ont affirmé qu'Anderson réalise constamment le même
film. Mais, quoiqu'il opère sur un canevas similaire, The
Darjeeling Limited ne se limite pas à la répétition
des motifs de ses prédécesseurs. Plus contemplatif, plus
introspectif aussi, ce cinquième long-métrage se veut
une évolution en ce sens où le cinéaste, progressivement,
s'y détache du « devoir » de faire rire son spectateur.
Malgré son étiquette d'auteur comique, Anderson signe
des oeuvres qui révèlent leur profonde tristesse au fil
des écoutes. Derrière leur façade saugrenue et
colorée, ses films cachent une profonde lassitude existentielle
- exemplifiée à merveille par cette pièce d'anthologie
que constitue la fameuse scène de la piscine de Rushmore, ou
encore par la tentative de suicide de Luke Wilson dans The Royal
Tenenbaums. S'il n'a pas abandonné ce décalage unique
et truculent entre humour d'observation et ton désabusé
pour lequel il est reconnu, Anderson ose ici de longues séquences
sans humour explicite. Jack, Peter (Adrien Brody) et Francis (Owen Wilson)
n'épousent les traits de la caricature dans certaines scènes
que pour mieux s'en affranchir ultérieurement: leur voyage mystique
naïf reflète dans une certaine mesure le processus de maturation
qu'entame le réalisateur avec The Darjeeling Limited.
The Darjeeling Limited est un film dans lequel on voudrait
habiter, qu'il est dur de quitter, et dont l'appréciation s'établit
finalement au-delà de la rationalité et de la logique.
Pour cette raison, il existe en dehors de la zone de confort habituelle
de la critique cinématographique: au-delà de ses partis
pris, de ses préoccupations. Malgré tous les arguments
à évoquer en sa faveur - la finesse de son iconoclasme,
la richesse de ses références au cinéma de la Nouvelle
Vague, ses images d'une beauté époustouflante - The
Darjeeling Limited est surtout attachant, prenant au niveau des
émotions pures. On peut difficilement imaginer un meilleur compliment
à adresser à l'égard du cinéma de Wes Anderson;
et c'est dans une certaine mesure le plus grand éloge que l'on
puisse faire à une oeuvre cinématographique, médium
qui est avant tout grandiose véhicule d'affects.
Version française : -
Scénario : Wes Anderson, Roman Coppola, Jason Schwartzman
Distribution : Owen Wilson, Adrien Brody, Jason Schwartzman, Amara
Karan
Durée : 91 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 5 Mars 2008
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