LES DAMES EN BLEU (2009)
Claude Demers
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Qui aurait cru que Michel Louvain pourrait inspirer un documentaire
aussi riche et touchant que Les Dames en bleu de Claude Demers?
Sujet somme toute insolite que ce chanteur de charme québécois,
rescapé d’une époque révolue dont la pertinence
artistique demeure pour le moins discutable. On pouvait raisonnablement
craindre que le film soit une vulgaire escapade moqueuse au royaume
du kitsch, ou pire encore un hommage mielleux à un artiste populaire
incompris, snobé par les élites… Or l'objet du regard
du documentariste, ce n’est pas tant l’artiste que ses fidèles
admiratrices l’ayant suivi tout au long de sa carrière
d’une cinquantaine d’années. Si le film précédent
de Demers, Barbiers, était de l’aveu même
de son titre « une histoire d’hommes », Les Dames
en bleu nous raconte sans contredit une histoire de femmes: une
histoire d'amour marquée par une dévotion sans bornes
pour le crooner, une affaire de passion qui frôle les limites
du délire. Mais cette passion, nous le découvrons très
vite lors d'une interminable séance d'autographes et de photos
se déroulant suite à un concert, n'est pas à sens
unique. Louvain, visiblement épuisé mais incroyablement
patient, fait preuve d'un respect incroyable à l'égard
de ses fans. Il fait chaud, les heures passent et les mêmes gestes
sont répétés à l'infini; et pourtant le
chanteur continue de sourire aux dames et de faire des blagues, poli
comme le fils dont elles ont toujours rêvé et séduisant
tel l'amant qu'elles n'ont jamais eu. Car la fonction même de
l'idole est de combler un manque ou d'incarner un fantasme.
Michel Louvain, en ce sens, est ici filmé à la limite
entre l'homme et le concept. Les documents d'archives nous le présentent
comme phénomène médiatique, la figure à
l'écran n'étant plus que le double filmé de l'homme
réel. On commente le phénomène Louvain, et l'artiste
se livre par ses performances; mais les moments de véritable
intimité avec lui sont rares. Même lors d'une visite assez
cocasse chez son tailleur, le chanteur parle de la scène et des
exigences d'un métier auquel il semble se consacrer corps et
âme en tous temps. On fera plutôt connaissance avec lui
par le regard interposé des vieilles dames qui se confient à
la caméra de Demers, et par cet acte ce sont elles que l'on rencontre
réellement. Comme dans Barbiers, Claude Demers dresse
le portait d'un Québec en voie de disparition et fait du cinéma
la mémoire d'une génération. Les témoignages
qu'il recueille dépassent la simple enquête sur cette passion
commune, tant et si bien que l'on en vient à se demander si le
sujet n'est pas qu'un simple prétexte utilisé par le réalisateur
pour pouvoir aborder et faire parler les femmes d'un certain âge.
On pourrait même reprocher aux Dames en bleu de se perdre
à force de suivre diverses pistes, si l'ensemble des chemins
empruntés presque par accident n'étaient pas d'une si
constante pertinence. C'est en allant au-delà de son thème
que Demers trouve le sens de son film, donnant une raison d'être
à ce qui peut de prime abord avoir des allures d'égarement.
Autour du rêve qu'incarne Louvain, c'est la réalité
plutôt grise de l'âge d'or que cherche à dépeindre
Claude Demers. Si ses portraits sont tendrement esquissés, ils
n'épongent en rien la dimension tragique de ces femmes qui s'évadent
dans le mythe - mais le réalisateur refuse le misérabilisme
et l'apitoiement dans la même mesure où son film aborde
sans la moindre trace de dérision le personnage de Louvain pourtant
capable des pires excès de mauvais goût. La caméra
offre à certaines un lieu de confidences, à d'autres un
espace de réflexion. Margot, personnage le plus percutant du
film, ne parle à la limite jamais du chanteur de charme, mais
profite de l'occasion que lui offre le cinéaste pour revenir
sur des souvenirs intimes et partager ses idées sur la vie. Plus
ouvertement fanatique, Denise déclare qu'elle désire mourir
avant Michel; et Nicole explique que son mari a dû accepter le
fait qu'elle ne renoncerait pas à « l'autre homme »
de sa vie. Thérèse, qui a pour sa part 96 ans, affirme
au cours d'une rencontre avec le chanteur qu'elle pourra vivre tant
qu'il sera là. On peut dire que Demers filme les choses telles
qu'elles sont, qu'elles dégagent par elles-mêmes les émotions
qu'elles provoquent - ce qui ne revient pas à dire que le cinéaste
se désengage de sa mise en scène. Son travail en est un
de compassion, et son film se démarque tout d'abord par cette
qualité humaine fondamentale: il est à l'écoute
de ses sujets.
Lorsqu'il s'éloigne de ces femmes, Les Dames en bleu
s'embourbe dans des scènes que l'on pourrait qualifier d'inutiles.
Les sessions d'enregistrement avec les Lost Fingers et autres pratiques
en compagnie des Porn Flakes n'apportent rien à l'ensemble et
nous éloignent de l'essentiel en flirtant avec le reportage musical
conventionnel. L'âme du film, c'est ce portrait émouvant
de la vieillesse et de l'adulation sans bornes qu'il dresse en partant
d'un sujet en apparence trivial. Ce sujet n'est au fond qu'une clé
permettant d'accéder à certaines vérités
qu'il aurait été difficile d'aborder autrement, la solitude
notamment. Plutôt qu'un simple safari au pays du fanatisme, cette
indéniable surprise québécoise de l'année
offerte en guise d'ouverture de la 38e édition du Festival du
Nouveau Cinéma s'impose par la délicatesse avec laquelle
elle aborde des émotions épineuses, des relations ambiguës,
des situations douloureuses. Une indéniable tristesse traverse
le film de part en part, mais c'est sur le réconfort qu'apporte
à ces femmes le mythe Louvain que préfère se concentrer
Demers. Son film nous permet de comprendre ses protagonistes, nous invitant
par le fait même à surmonter certains préjugés
sur l'artiste et la culture populaire québécoise en général.
Et s'il se termine tambours battants lors d'un concert donné
au Centre Bell pour célébrer les cinquante ans de carrière
du crooner, le plus bel hommage que lui réserve le film est de
donner un sens noble à son incroyable dévotion professionnelle
- en donnant une voix à ces femmes qui lui vouent une admiration,
certes, extravagante, mais essentielle.
Version française : -
Scénario :
Claude Demers
Distribution :
Michel Louvain, Margot Jasmin, Denise Lapierre,
Thérèse Longpré
Durée :
87 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
16 Octobre 2009