THE CRANES ARE FLYING (1957)
Mikhail Kalatozov
Par Alexandre Fontaine Rousseau
La mort de Joseph Staline en 1953 annonce le début d'une période
dite de la «détente» dont les ramifications s'étendront
jusqu'à la production cinématographique d'une Union Soviétique
goûtant à quelques années de répit dans le
sillage de quelques décennies de répression musclée.
Dans ce contexte nouveau, les auteurs peuvent enfin s'exprimer librement.
Subtilement, un esprit dissident se dégage de l'un des chef-d'oeuvres
soviétiques de l'époque: couronné de la Palme d'or
à Cannes en 1958, Quand passent les cigognes de Mikhail
Kalatozov s'émancipe d'une vision de la guerre ankylosée
par les dogmes patriotiques et la négation de l'individu.
Aux fresques nationales réunissant sur le front de fiers prolétaires
libérés, le film de Kalatozov oppose une tragédie
formellement formidable où les héros arrivent, grâce
au brio d'une caméra avide de nouveauté, à se détacher
des masses uniformes tapissant depuis Eisenstein le paysage cinématographique
russe. En fait, c'est une véritable «Nouvelle vague soviétique»
- avec tout ce que l'appellation implique de jeunesse et d'audaces techniques
- qui s'affirme avec Quand passent les cicognes ou La Ballade
du Soldat (1959) de Grigori Tchoukhrai. Des voix jusqu'alors étouffées
se permettent enfin de s'exprimer.
Autour d'un scénario puisant la plupart de ses ressorts dramatiques
à même le répertoire du mélodrame classique,
Kalatozov orchestre une oeuvre élégamment politique. Veronica
(Tatiana Samoilova) et Boris (Alexeï Batalov) sont follement amoureux
l'un de l'autre. Lorsque s'effondre le pacte Molotov-Ribbentrop, Boris
s'enrôle dans l'armée rouge combattre les fascistes. Son
cousin Mark (Alexander Shvorin), qui courtise aussi Veronica, arrive
pour sa part à éviter la conscription: son rival écarté,
il se fait plus insistant auprès de la belle qui finit par céder
à ses avances. Le conflit s'envenime. Boris meurt sur le front.
Veronica, ignorant son sort et rongée par le remords, attend
toujours des nouvelles de l'homme qu'elle aime.
Grâce à un traitement visuel poétique et férocement
expressif, Quand passent les cigognes transcende le caractère
à première vue convenu de son histoire. Les scènes
fortes s'entrechoquent au gré d'un montage où, tout comme
dans Soy Cuba, les temps morts sont éliminés
au profit d'une vertigineuse densité. Si le film s'abandonne
à plusieurs instants de contemplation, leur habile intégration
au rythme soutenu du récit en assure la fluidité. Ce style,
contradictoire et novateur, place déjà l'oeuvre de Kalatozov
en pleine modernité. Les extravagants plans-séquence de
Soy Cuba trouvent déjà quelques précédents,
tandis qu'ailleurs un montage effréné et quelques superpositions
raffinées soulignent une vision très impressionniste de
la matière filmique.
Embrassant l'excès pour dépeindre avec force les sentiments
excessifs de ses héros romantiques, Kalatozov donne carte blanche
à l'iconoclaste directeur de la photographie Sergeï Urusevski.
Celui-ci emploie donc diverses techniques encore nouvelles à
l'époque pour embrasser de manière intime et grandiose
à la fois les tourments de ces individus qui ne sont plus de
nature collective mais au contraire personnelle. Sans conteste subversif,
le film ose aborder de manière critique et cynique certains thèmes
chers au cinéma propagandiste du régime communiste. En
plus de proposer une conclusion ouvertement antimilitariste, Quand
passent les cigognes écorche au passage les slogans ouvriers
simplistes, dévoile timidement les aspects moins nobles de la
guerre et mentionne sans gène la corruption s'étant installée
au sein du gouvernement.
Courageux tant par la forme que par le propos, Quand passent les
cigognes décongestionne d'un coup sec le cinéma soviétique:
dans les années subséquentes, un jeune homme du nom d'Andreï
Tarkovski poussera vers des zones encore plus expérimentales
la production nationale. Par ses films allégoriques ambitieux
explorant le territoire de la science-fiction ou réinventant
le drame historique, celui-ci concrétisera une vision révolutionnaire
du cinéma que Kalatozov annonce déjà sans quitter
certains genres chers au cinéma soviétique. Son film suivant,
Soy Cuba, exploitera les conventions du film de propagande
tout en les dépassant à plusieurs niveaux. Avec Quand
passent les cigognes, le mélodrame romantique de temps de
guerre renoue avec la pertinence de manière éclatante.
Version française :
Quand passent les cigognes
Version originale :
Letyat zhuravli
Scénario :
Viktor Rozov
Distribution :
Tatyana Samojlova, Aleksey Batalov, Vasili Merkuryev
Durée :
97 minutes
Origine :
Union Soviétique
Publiée le :
7 Décembre 2006