THE COW (1969)
Dariush Mehrjui
Par Mathieu Li-Goyette
L’histoire de Mashdi Hassan, pauvre villageois iranien du XXe
siècle épris d’affection pour sa vache fait maintenant
parti intégrante du patrimoine national iranien. Plus qu’un
gagne-pain, l’animal lui sert aussi de compagnon pour les temps
difficiles, de confidentes pour les journées répétitives,
les injustices communes à un mode de vie rural n’ayant
en quelques points pas changé depuis plus d’un millénaire.
Le jour où sa belle amie disparaît, le monde tel qu’il
le conçoit s’effondre pour Hassan. Condamné à
vivre sans elle et à refuser l’explication des villageois
qui prétendent qu’elle s’est enfuie, le fermier qui
éprouvait une joie de vivre si contaminante dans ces nombreux
plans de vue naturalistes du début sombre dans une mélancolie
maladive le menant à retrouver sa vache dans un délire
anthropomorphisant le simplet animal. Devenu sa vache, Hassan met en
déroute tous les habitants du village qui, la veille, avaient
retrouvé ladite vache assassinée par un clan voisin (ou
du moins on le suggère); à cet instant, dissimulé
la vérité au brave homme en enterrant la victime semblait
l’idée la moins dérangeante.
Quelques points de cuisine historique avant toute chose, La Vache
est le deuxième film de la désormais longue carrière
de Dariush Mehrjui et le film instigateur de la nouvelle vague iranienne
des années 70. Précédé par quelques œuvres
rares (La Nuit du bossu de Farrokh Ghaffari en 1964), poétiques
(La Maison est noire de Forrough Farrokhzad, le chef-d’oeuvre
incontournable de 1962) et hybrides (La Nuit où il a plu
de Kamran Shirdel en 1967 et curieusement semblable à notre Affaire
Bronswick), La Vache représente en quelque sorte
le manifeste de ce premier véritable souffle cinématographique
sur l’Iran du Shah. Faisant suite à plusieurs cinéastes
de sa générations s’étant lancés dans
le court-métrage au cours des années 60 et gradués
de l’école de cinéma d’Italie où l’influence
du néo-réalisme naitra pour se retrouver encore aujourd’hui
chez des cinéastes comme Kiarostami, Mehrjui a la particularité
d’avoir fait ses lettres de noblesses aux États-Unis et
plus particulièrement à la UCLA (future domicile d'apprentissage
de Lucas et Coppola) en philosophie. C’est donc chargé
d'un diplôme et d’une expérience intensive de la
vie en Occident qu’il revient en Iran au milieu des années
60 pour y tourner Diamond 33, faible parodie de l’agent
secret 007.
Convaincu qu’il pourra tirer à son avantage la récente
mode iranienne de tourner coup sur coup des films sur la vie rurale
(qui, avec les polars, resteront longtemps à l’abri des
censeurs pour leur sujets bon enfant), Mehrjui entreprend l’écriture
du scénario de La Vache à partir d’une
pièce contemporaine de Gholam-Hossein Saedi avec ces codes cinématographiques
bien campagnards. Un fermier ayant la belle vie dans un village où
l’entraide règne et où les difficultés de
la vie courante seront expliquées par le cinéaste comme
ayant eu lieu dans un village il y a plus d'un siècle (fusil
de l’intégrité du régime actuel sur la tempe
évidemment). Faisant culminer cette longue tradition dans un
film où l’aliénation de Hassan semble être
la mise en abime d’un peuple consacré à ses idoles
débilitantes, Mehrjui confère à ses personnages
une sensibilité profonde et un rire noir qui force la réflexion
au sein de ce groupe de villageois défaillant qui préfèrera
attirer Hassan vers la folie que d’avouer le crime et d’attiser
cette peur charlatanesque du mauvais oeil.
Les indices politiques se faisant rares, les clés pour saisir
l’époque précédent la révolution islamique
de 1978 se faisant encore moins connu du spectateur, La Vache
souffre d’une certaine façon d’une incompréhension
regrettable. Bien que la mise en scène particulièrement
appliquée de Mehrjui qui se permet à quelques reprises
des surimpressions, c’est son sens pictural qui impressionne grâce
à des compositions d’un noir et blanc riche qui profite
de la folie temporaire de son héros pour transpercer le celluloïd
de contrastes aveuglants, d’une pluie boueuse, de cernes creusées.
Menées par un agencement tout à fait naturaliste, ces
compositions s’avèrent le théâtre d’une
métamorphose en l’animal domestique s’évertuant
à emprunter un chemin totalement cinématographique pour
délaisser les quelques moments comiques (le brillant acteur Ezzatolah
Entezami broutant dans la grange où il cri à son alter-ego
d’aller chercher du secours) au relâchement d’une
tension misérabiliste qui aurait trop catégoriquement
rangé La Vache du côté du néo-réalisme
tant prisé des premiers cinéastes iraniens.
Durant les années 60, les réformes drastiques du Shah
concernant l’agriculture auront forcé la main au gouvernement
qui cherchait éperdument à garder la face à employer
l’aide des puissances étrangères pour nourrir son
peuple. C’est de cette réforme et de multiples autres facteurs
dont le film de Mehrjui tire peut-être sa plus grande force. Étant
un des premiers à délaisser les sujets du quotidiens pour
se diriger vers des leviers narratifs particulièrement originaux
(son film ainsi que tout le reste de la nouvelle vague), il pointe une
origine au problème amenée à remettre en question
l’évolution du pays. Après avoir presque doublé
sa population en 20 ans, après avoir fait du pétrole son
industrie première en délaissant les quartiers secondaires
et tertiaires de son économie, l’Iran dont Mehrjui aimerait
parlé est passé d’un peuple de producteurs à
un peuple de consommateur en perdant au passage le pouvoir d’achat
et la liberté d’opérer selon certaines traditions
le développement du commerce tout en créant un fort déséquilibre
dans les communautés rurales dépourvus de ce pouvoir industriel
si lié au pétrole. Et pourtant, il est le premier cinéaste
iranien a avoir montré la dure réalité de la pauvreté
dans les milieux ruraux du pays; la vache et son environnement servant
de microcosme particulièrement original à l'Iran en tant
que communauté sous-développée de l'intérieur
cherchant à garder la face au risque de nuire à ses propres
sujets. En tant que communauté tellement craintive de ses villages
(pays) voisins qu'ils en viennent à en développer un racisme
radical liée sa seule ressource viable et « inépuisable
»: le pétrole, autant dire le lait de la vache.
Différemment de ce qu’on a trouvé dans plusieurs
pays à la même époque, l’Iran souffre d’un
mal du terroir où son passage à l’industrialisation
complète devait passer par le filtre capitaliste qui allait s’avérer
sans pitié; une nostalgie pour la terre dont les symptômes
renaitront à chaque bouleversements nationaux. Consigné
à un cinéma de fermiers bâillonnés, l’exploit
de Mehrjui et condisciples fait parti des belles histoires du cinéma
en étant le fer de lance d’une région qui, dans
les années qui suivront, verront l’avènement de
cinéastes tel Abbas Kiarostami, Yilmaz Güney, Youssef Chahine
chez qui l’influence de La Vache sera longtemps ressentie
et dont la carrière (par divers chemin bien entendus) suivront
la quête d'une même reconnaissance à l'échelle
du cinéma mondial. La rumeur court que le film ait finalement
réussit à charmer l'Ayatollah Khomeini et participer à
sauver le sort du cinéma qui devait bientôt être
banni. La rumeur court aussi que le film aurait été projeté
au festival de Berlin sans aucune forme de sous-titre et ait gagné
le prix de la critique. En dehors de toutes ces considérations
anecdotiques, il n'en demeure pas moins que La Vache de Dariush
Mehrjui est l'un des plus beaux films du monde et un des films les plus
pertinents qui se soit donné de voir sur le sort de la condition
humaine.
Version française :
La Vache
Version originale :
Gaav
Scénario :
Dariush Mehrjui, Gholam-Hossein Saedi (pièce)
Distribution :
Ezzatolah Entezami, Ali Nassirian, Jamshid Mashayekhi
Durée :
105 minutes
Origine :
Iran
Publiée le :
8 Avril 2009