COSMIC VOYAGE (1936)
Vasili Zhuravlev
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Dans les années vingt, le cinéma soviétique sera
le véhicule de réflexions très avant-gardistes
sur « l'art cinématographique »; les Russes seront
d'ailleurs les premiers à considérer le film en tant qu'oeuvre
d'art, au même titre que la peinture et la littérature.
Durant cet âge d'or, Eisenstein, Vertov, Koulechov et Poudovkine
feront progresser à un rythme effréné non seulement
le langage de l'image mais sa correspondance à l'idéologie.
Ils édifieront une histoire de la révolution dans un vocabulaire
correspondant. Très rapidement, le parti communiste saisira le
potentiel du cinéma en tant qu'instrument de propagande, d'«
éducation des masses » dira Trotski en 1923. Le cinéma,
art technique alors à la fine pointe de l'avancement scientifique,
sera pour le régime soviétique une manière de se
légitimer sur la scène internationale; et, tant que régneront
au sein du parti les éléments intellectuels de la Révolution,
les cinéastes bénéficieront d'une certaine liberté.
Mais l'arrivée au pouvoir de Staline coïncidera dans les
faits avec un autre changement de taille au sein de l'appareil communiste:
de plus en plus, la gestion de l'état passe des mains des bolcheviks
d'origine à celles de cadres issus des milieux paysans. Ces derniers
voient ce cinéma « d'élite » qui vide les
salles d'un mauvais oeil, et exigeront du cinéma nouveau qu'il
se démarque par son succès populaire. Ainsi, les expérimentations
des grands auteurs céderont le pas à l'ère dite
du réalisme socialiste. Ironiquement, comme le souligne Marc
Ferro dans son ouvrage Cinéma et Histoire, cette période
est marquée par un effritement des valeurs socialistes par lesquelles
se démarquait le cinéma de la grande époque: «
Le héros collectif, ou emblématique, disparaît peu
à peu à l'avantage de l'homme du commun, promu héros
à son tour. »
Premier film de science-fiction réalisé en Union Soviétique
depuis 1924, l'excentrique Cosmic Voyage de Vasili Zhuravlev
apparaît d'emblée comme une authentique anomalie dans le
paysage excessivement sobre du cinéma sous Staline. Mais cette
super-production à grand déploiement, en quelque sorte
une relecture rouge du Voyage dans la Lune de Georges Méliès,
reproduit finalement la plupart des traits dominants du cinéma
communiste de son époque. Sous le couvert du divertissement populaire
et de la fable d'anticipation, il présente le triomphe de héros
communs - ici une femme et un enfant - qui, grâce à l'aide
d'un sympathique savant arborant une ressemblance plus que passagère
à Karl Marx, repoussent par l'entremise de la conquête
spatiale les limites mêmes de l'humanité et participent
par extension à la naissance d'une société nouvelle.
En apparence contestataire, ou à tout le moins ambigu, l'individualisme
du film est en vérité placé dans un contexte où
il est neutralisé de toute connotation anticommuniste possible:
ici, l'individu participe à l'avancement du régime et
le régime permet en échange l'accomplissement de l'individu.
La réelle part d'ombre du film tient à l'apologie qu'il
fait de la rébellion, de la dissidence: ainsi, les vaillants
cosmonautes décideront d'entreprendre leur expédition
lunaire malgré les mises en garde répétées
des dirigeants de l'Institut du Voyage Interplanétaire de Moscou.
Mais même ce geste de révolte apparente est en bout de
ligne assimilé aux intérêts de la collectivité,
qui célèbre le retour de ses nouveaux héros avec
enthousiasme.
Sans contredit, Cosmic Voyage défend les intérêts
du régime en place. S'agit-il pour autant d'un film de propagande
à proprement parler? Pas plus ou moins, finalement, qu'un blockbuster
hollywoodien moyen ne l'est en ce moment. C'est un spectacle chargé
au niveau idéologique de certaines valeurs, favorisées
par le pouvoir en place. Or, force est d'admettre qu'à titre
de spectacle, l'ambitieuse production de Vasili Zhuravlev demeure une
belle réussite: de gigantesques maquettes, quelques segments
d'animation en stop-motion d'une admirable précision
et une esthétique futuriste d'inspiration constructiviste en
font un accomplissement technique au style visuel léché.
Nul doute que les amateurs de science-fiction rétro seront au
paradis.
N'empêche que c'est en tant que curiosité historique que
le film de 1936 s'avère le plus stimulant. Représentation
idyllique franchement farfelue de l'avenir du régime communiste,
cette vision idéalisée pour consommation de masse transpire
par ses choix de mise en scène certains des traits de caractère
de l'État totalitaire. Il est difficile de résister à
la tentation de ne pas interpréter le plan de clôture du
film comme autre chose qu'une affirmation finale de la suprématie
du Parti, le cadre se resserrant avec une admiration réaffirmée
sur les derniers étages de l'imposant édifice abritant
l'Institut du Voyage Interplanétaire, qui surplombe fièrement
Moscou. S'il n'égale pas en inventivité d'autres chefs-d'oeuvre
de la science-fiction des premiers temps, tels que le Metropolis
de Fritz Lang, ce Cosmic Voyage mérite tout de même
l'attention, ne serait-ce que pour l'exactitude - très étonnante
pour l'époque - de ses fondements scientifiques.
Version française : -
Version originale :
Kosmicheskiy Reis
Scénario :
Aleksandr Filimonov, From Konstantin Tsiolkovsky
Distribution :
Sergei Komarov, Vasili Gaponenko, Nikolai Feotistov,
Vasili Kovrigin
Durée :
70 minutes
Origine :
Russie
Publiée le :
31 Juillet 2007