CONTINENTAL, UN FILM SANS FUSIL (2007)
Stéphane Lafleur
Par Alexandre Fontaine Rousseau
C'est la disette. Le cinéma québécois se porte
mal. L'industrie ne s'est pas complètement remise de sa grande
illusion de 2003, année marquée par une prétendue
« cuvée miracle » dont on s'acharne encore aujourd'hui
à chanter les louanges pour garder espoir. Mais le cinéma
en salles, lui, se gargarise de thématiques choc pour faire oublier
qu'il n'est plus entre les mains des cinéastes: un animateur
de télévision traite de la déchéance du
système de santé, un publiciste du fléau de la
pornographie. Le petit écran semble vouloir refaire le grand
à son image, le transformer en simple extension de sa sphère
d'influence sociale; ses humoristes étirent un concept d'émission
sur la durée d'un long-métrage, au grand plaisir d'un
public qui n'a que faire des lourds états d'âme du cinéma
« d'auteur ».
Sauf que, de ce côté, c'est aussi le calme plat. Il se
fait encore de bons films au Québec, des films qui posent un
regard sur le monde plutôt que de filmer bêtement des clichés.
Bref, il existe encore des « auteurs »: Bernard Émond,
« notre Bergman », cinéaste de l'intériorité
et de la crise de foi(e), Philippe Falardeau, qui en deux long-métrages
seulement a su s'imposer en tant que créateur de premier plan,
Catherine Martin qui offre un cinéma des sens et de la mémoire
d'une belle sensibilité, Benoît Pilon et son direct ressuscité.
Un Robert Morin, même le Robert Morin ronflant de Que Dieu
bénisse l'Amérique, a toujours à tout le moins
le mérite d'avoir quelque chose à dire. Oui, il se fait
encore du « cinéma » au Québec.
Mais cette grande relève, cette foisonnante vitalité que
l'on célèbre à gauche et à droite comme
si chaque film tourné pour 5,000 dollars valait la peine d'être
vu, tiendrait-elle en bout de ligne du mirage médiatique? Des
essais prometteurs, il s'en est fait quelques-uns au cours des dernières
années: Sophie Deraspe croquant à belles dents dans le
monde de l'art avec Rechercher Victor Pellerin, les contradictions
temporelles sur fond d'hiver des Mémoires affectives
de Francis Leclerc, l'anarchisme loufoque du Jimmywork de Simon
Sauvé. Mais il s'est aussi filmé énormément
de n'importe quoi grâce à la technologie numérique,
grâce à ces petites caméras DV qui sont censées
« sauver le cinéma » mais que plusieurs emploient
comme une fin en soi. Qu'importe! Tandis qu'Arcand se vautre dans un
cynisme facile, que Canuel et sa progéniture morale tournent
de l'Américain en joual, Stéphane Lafleur se réclame
du minimalisme d'Aki Kaurismäki et signe un premier film à
la fois drôle et touchant qui pose un regard plein d'humanité
sur le morose de la solitude quotidienne.
Continental, un film sans fusil est triste sans être
mièvre, chaque scène portant la marque d'un humour grinçant
qui n'est jamais gratuit. Chansonnier à ses heures au sein du
groupe Avec pas d'casque, Lafleur est passé maître dans
l'art de rire des petites déprimes de la vie avec un doigté
décalé; chez lui, après tout, « la machine
à liqueur gagne plus que toi ». Absurde et inconfort se
côtoient dans son univers, souvent au sein d'un même plan
fixe qui scrute des individus égarés avec une compassion
empreinte de retenue. Un simple steak trahira ainsi en quelques bouchées
dures à mâcher tout le mal-être du personnage de
Gilbert Sicotte. Car, dans Continental, c'est souvent un détail
qui porte tout le poids d'une scène. Style visuel épuré,
comédiens composant dans les demi-tons: Lafleur refuse que riment
douleur et grossièreté, malgré quelques blagues
franchement décapantes qui font rire jaune et laissent planer
un réel malaise dans la salle.
Mais Continental est d'abord, surtout, l'histoire de quatre
gouffres existentiels s'entrecroisant sans jamais s'enlacer. Certains
diront, à tort, qu'il s'agit d'un « film-chorale »;
mais il n'y a jamais d'union entre les voix, exception faite peut-être
de ce rire un peu absurde que partagent les personnages de Réal
Bossé et Fanny Mallette en fin de parcours. En riant du malaise
lui-même, les individus atomisés de Stéphane Lafleur
s'émancipent momentanément de leur aliénation.
Dans ces moments, ils trouvent des issues. Plus morcelé encore
que le film « à épisodes », Continental
propose un cinéma de l'instant s'éternisant: le plus marquant,
c'est sans doute ce bébé échappé qui cristallise
en un moment parfait de cruelle comédie l'incapacité d'une
génération à prendre ses responsabilités.
En un seul raccord, par l'emploi de la plus simple des figures du montage,
Lafleur articule tout ce que tentait d'affirmer le vulgaire Horloge
biologique de Ricardo Trogi avec cette finesse qui lui manquait
tant. Il n'a pas la prétention d'ériger en système
rigide ses fragments de réflexion, simplement d'en faire la démonstration
par des énoncés formels simples. Le silence, pathétique,
prouve la solitude.
Cette solitude devenue nouveau cliché, nouveau dogme, de la représentation
de l'humain contemporain, Lafleur emploie heureusement de bons moyens
pour la raconter: ses personnages sont autant de craintes universelles
- du dépérissement physique, de la perte de sens, du travail
sans passion, de la vie sans amour - qui fixent dans des plans fixes
des corps qui se demandent pourquoi ils s'animent. Continental
s'aventure au-delà de la simple quête de connexion, vers
le territoire plus profond de la quête de sens. Évitant
à la fois les conclusions édifiantes et l'échec
cuisant, le film de Lafleur se termine sur une série de résolutions
interrogatives. Ses protagonistes se réfugient dans un bien-être
relatif, rejetant surtout la cause de leurs malheurs. Rien n'est définitif
dans ce premier long-métrage prometteur. Mais il s'agit en soi
d'un triomphe dans ce monde qui préfère le confort des
fausses certitudes à l'admission d'une certaine confusion.
Version française :
Scénario :
Stéphane Lafleur
Distribution :
Réal Bossé, Marie-Ginette guay, Fanny
Mallette, Gilbert Sicotte
Durée :
103 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
29 Octobre 2007