A CLOCKWORK ORANGE (1971)
Stanley Kubrick
Par Louis Filiatrault
Film-culte pour des milliers d'adolescents de tous âges, A
Clockwork Orange s'avère aussi l'un des objets les plus
problématiques de l'histoire du cinéma occidental. En
effet, à l'instar d'autres oeuvres également divisives
(par exemple The Searchers de John Ford, ou tout récemment
There Will Be Blood), le film de Stanley Kubrick mise gros
sur l'ambiguïté du rapport attendu entre le protagoniste
et son spectateur, en tirant un attrait irrésistible séduisant
l'hémisphère gauche de la planète depuis plusieurs
générations. Son mélange de psychédélisme
sans merci et de froideur clinique nous frappe encore de son originalité,
tandis que demeure en suspens la question de sa véritable pertinence.
Film d'« horreur » dans une certaine mesure, d'anticipation
à plus d'un égard, A Clockwork Orange est situé
dans un espace-temps indéterminé reprenant les traits
de la Grande-Bretagne moderne en les étirant, les déformant.
Féru d'histoire de l'art au même titre que son contemporain
Godard ou Peter Greenaway à sa suite, Kubrick suscite les autres
médiums et les fait participer de sa création d'un univers
manifestement tordu, suggérant par la bande que les repères
et modèles culturels ont sauté pour de bon. Complémentant
l'abondance de plans-tableaux que le réalisateur s'acharne à
composer (les moindres n'étant pas ceux meublant les premières
scènes du film, proprement inoubliables), la présence
de tableaux profanés ou d'originaux carrément blasphématoires
confirme une atmosphère picturale dérangeante qui bouleverse
les codes de lectures habituels. Quant à elles, les brillantes
variations électroniques sur les thèmes de Purcell font
tôt d'instaurer la menace, tandis que l'usage de Rossini et de
« ce bon vieux Ludwig Van » repense et continue d'innover
(après 2001), les possibilités d'associations
musicales au cinéma ; c'est sans parler du sort réservé
à la célèbre « Singin' in the Rain
», qui suffit à transformer pour de bon la perception de
ce magnifique chef-d'oeuvre de la fausse naïveté. Sculpture
et architecture bizarres participent aussi, de façon moins appuyée,
de ce portrait détraqué basculant éventuellement
dans les espace plus rigides et moins éclectiques des institutions
carcérales de toutes sortes.
Sa constance, la cohérence de son étrangeté, A
Clockwork Orange la trouve dans une direction d'acteurs convoquant
le théâtre sous toutes ses formes, du plus littéral
au plus subtil. Dès l'ouverture du film, les monologues parasités
de mots russes établissent un rapport particulier, latéral,
à la parole, et donnent le ton d'un film dont chaque réplique
sera lancée à la manière d'une déclamation,
dont le destinataire demeure néanmoins toujours incertain, et
où chaque intervention d'un personnage se présentera comme
une mise en scène de soi-même. La théâtralité
de l'oeuvre culmine lors d'une séquence magistrale au cours de
laquelle le personnage d'Alex, littéralement placé en
représentation, se voit acclamé pour ses humiliations
forcées, ainsi que dans une insoutenable scène plus tardive
où la direction de l'acteur Patrick Magee semble annoncer l'ensemble
des expériences futures de David Lynch sur l'irrationnel et l'inquiétante
étrangeté. Jamais Kubrick ne façonne un discours
explicite sur « le théâtre des apparences et de la
vie » ; jamais ne porte-t-il de jugement sur ces postures grandiloquentes
qui en font courir plus d'un à leur perte. Simplement se sert-il
de cet anti-naturalisme du jeu pour rendre à chacune de ses situations
(qui ne sont jamais si loin de la vraisemblance) et à chacun
de ses lieux (le film est presque entièrement tourné hors
studio) un caractère de cauchemar qui, à défaut
de constituer une réflexion, éveille à chaque instant
une peur enfouie, un parasite de la conscience, et, par le fait même,
stimule.
Plusieurs reprochent encore à A Clockwork Orange, sans
doute avec raison, certains relâchements au niveau du scénario,
particulièrement en ce qui a trait aux dernières scènes
qui semblent rendre vain, d'un point de vue purement dialectique, le
questionnement déjà suscité à propos du
libre arbitre. Mais déjà le parcours en miroir d'Alex
au cours de la seconde partie du film, par ses échos vaguement
bibliques, semblait ironiser discrètement sur le pivot central
du récit, celui du « traitement » par l'image. Toute
la pertinence du film se résume peut-être en fait à
ces passages brillants où le protagoniste, immobilisé
de toutes les façons, assiste à des images comparables
à celles que le film nous a présentées précédemment,
le reste n'étant qu'enrobage et musique autour de ce noyau brûlant.
Car l'intérêt (et la démarche) derrière A
Clockwork Orange se situe en dehors des préoccupations classiques
de l'attribution d'un sens au monde, et davantage du côté
de l'expression pure. Post-moderne avant son temps, totalement iconoclaste
depuis ses débuts, l'Américain Kubrick a cru bon transcender
l'école britannique du réalisme social en l'exacerbant,
mais aussi, par sa collaboration avec l'acteur Malcolm MacDowell, façonner
non seulement l'une des créations les plus fortes du cinéma
anglo-saxon, mais aussi l'une de ses plus grandes énigmes. Incarnation
du « ça » bouillonnant, de l'inconnu hostile, la
figure d'Alex apparaît comme un pur produit des confins de l'imaginaire,
mais le monde qu'il habite nous semble encore tout juste assez proche
pour provoquer l'inquiétude. C'est pour ces raisons et pour d'autres
que A Clockwork Orange continuera d'étonner, aussi démodée
pourra paraître sa technique, et aussi excessifs demeureront ses
élans les plus inspirés.
Version française :
Orange mécanique
Scénario :
Stanley Kubrick, Anthony Burgess (roman)
Distribution :
Malcolm McDowell, Patrick Magee, Michael Bates,
Warren Clarke
Durée :
136 minutes
Origine :
Royaume-Uni
Publiée le :
20 Mai 2008