CLERKS. (1994)
Kevin Smith
Par Alexandre Fontaine Rousseau
On a tenté à plusieurs reprises de définir ce que
furent exactement les années 90. Au niveau cinématographique,
les spéculations tendent à avancer qu'une nouvelle génération
de cinéphiles, née dans un monde où les images
télévisuelles et filmiques étaient intégrées
au quotidien, a su imposer une esthétique nouvelle. Libérés
de certaines contraintes intellectuelles forgées par une antique
vision plus cérébrale du cinéma, les Quentin Tarantino
et les Danny Boyle de ce monde brouillaient la frontière entre
le vidéo-clip et le grand écran. Une bonne partie des
classiques du septième art parus durant cette décennie
se démarquent par leur conscience cinématographique. Dans
le fond mais surtout dans la forme, il s'agit de films fondamentalement
conscients d'être des films que leur créateur respectif
s'amuse à truffer de références à leurs
influences. Plus que jamais, le cinéma parle de cinéma.
Cette caractéristique du cinéma des années grunge
s'applique entre autre au Clerks de Kevin Smith.
Cependant, c'est surtout au niveau du ton et de la thématique
que le premier film de Smith s'impose comme l'un des plus représentatifs
produits de la mentalité de son époque. Car, après
tout, Clerks demeure remarquablement moyen au niveau formel.
Une distribution sympathique au jeu terriblement inégal, une
photographie en noir et blanc maladroite et peu professionnelle ainsi
qu'une réalisation statique sont autant de raisons prétendument
sérieuses de reléguer Clerks au rang de film
mineur. L'ensemble se démarque en effet par un certain amateurisme,
au demeurant fort charmant, que justifie en partie ce budget risible
de 30,000 dollars à partir duquel il fut élaboré.
Un modique investissement qui mènerait cet hommage aux emplois
minables et à la culture populaire jusqu'au festival de Sundance
où il ira faire face au Reservoir Dogs de Tarantino.
Tout débute lorsque Dante Hicks (Brian O'Halloran) accepte de
sacrifier sa journée de congé pour dépanner son
patron, qui dit ne pas pouvoir se présenter avant midi au petit
dépanneur Quick Stop du New Jersey où Dante travaille
pour un salaire de misère. Le pauvre commis ne se doute aucunement
de la médiocrité de la journée qui l'attend. En
compagnie de son meilleur ami Randal (Jeff Anderson), employé
arrogant d'un club vidéo voisin, il devra affronter les clients
débiles et vaincre l'ennui tout en gérant sa vie personnelle
tumultueuse. Se faisant, il trouvera le temps de se changer les idées
en organisant une partie de hockey sur le toit du dépanneur et
réfléchira au sort des entrepreneurs indépendants
morts lors de la destruction de la seconde Étoile de la mort
dans Return of the Jedi.
Construit au rythme du quotidien, Clerks se distingue par l'ingéniosité
des dialogues étendus et incessants de Smith tout autant que
par cette vulgarité crue qui deviendra instantanément
sa marque de commerce. Habile mélange de philosophie et de culture
populaire, Clerks est la caricature parfaite d'une génération
glorifiant l'ennui et la paresse tout en cultivant le sarcasme et l'ironie.
Le film de Smith saisit parfaitement le ridicule de ces emplois monotones
et peu exigeants qui sont devenus la norme pour la jeunesse actuelle.
Cependant, Clerks demeure malgré son esthétique
«slacker» un plaidoyer en faveur d'une certaine ambition.
Plutôt que de s'apitoyer constamment sur son sort comme il le
fait, Dante devrait se prendre en main et devenir le maitre de sa propre
destinée comme le répète le joyeusement grandiloquent
Randal.
Devenu à juste titre un film culte, Clerks arrive avec
un minimum de moyens à créer un univers vivant et amusant
qui servira de base à l'oeuvre future de son auteur. Capturant
habilement l'atmosphère de la banlieue et des petites villes,
Clerks incarne dans la forme comme dans le fond les années
90. C'est l'un des objets cinématographiques ultimes de cette
époque. Si les fervents d'une certaine rigueur cinématographique
n'y verront qu'une comédie vulgaire marquée par son obsession
sexuelle étalée sans gêne, ceux qui se permettent
une certaine ouverture d'esprit découvriront que le film de Smith
est non seulement très drôle et plutôt original mais
aussi étonnamment intelligent. Comme quoi ce n'est pas toujours
le plus raffiné des projets qui mérite l'attention...
Version française :
Commis en folie
Scénario :
Kevin Smith
Distribution :
Brian O'Halloran, Jeff Anderson, Marilyn Guigliotti,
Lisa Spoonhauer
Durée :
92 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
19 Juillet 2005