CHE (2008)
Steven Soderbergh
Par Alexandre Fontaine Rousseau
« Fille de l'histoire et de la raison, la Révolution
est la fille du temps linéaire, successif, toujours singulier;
fille du mythe, la Révolution est un moment du temps cyclique,
comme la gravitation des astres et la ronde des saisons. La nature de
la Révolution est duelle, mais nous ne pouvons la penser qu'en
séparant ses deux éléments et en rejetant l'aspect
mythique. Par contre, nous ne pouvons la vivre qu'en maintenant les
deux composantes entrelacées... Nous la pensons comme un phénomène
qui répond aux prévisions de la raison et nous la vivons
comme un mystère. Voilà dans quelle énigme réside
le secret de sa fascination. » (Octavio Paz, L'autre
voix, p. 75)
Par définition, les discours nuancés n'enflamment personne;
leur mission même est de tempérer les ardeurs fanatiques,
d'inscrire les faits dans une logique rationnelle plutôt qu'idéologique.
Pour cette raison, le Che de Steven Soderbergh est un film
de prime abord déstabilisant qui déjoue les attentes -
puisqu'il prend l'une des figures les plus chargées d'idéalisme
du vingtième siècle et décompose de manière
éminemment cérébrale son aura mythique. Son équivalent
le plus significatif dans la cinématographie américaine
des dix dernières années est le diptyque Flags of
Our Fathers/Letters from Iwo Jima de Clint Eastwood, où
l'iconographie et le triomphalisme de la Seconde Guerre mondiale étaient
mises à mal par une analyse critique en deux parties des processus
de propagande permettant la création d'un consensus au sein de
la population. L'opération de mise en scène du Che, entre
les mains de Walter Salles, s'était transformée en hagiographie
populiste sous la forme de ses Carnets de voyages enthousiastes
mais peu nuancés de 2004. À l'inverse, Soderbergh offre
avec cette biographie monumentale une fresque refusant l'épique
et la glorification - un drame biographique où, comme dans le
brillant I'm Not There de Todd Haynes, le sujet s'efface sous
nos yeux et semble surtout révéler sa nature insaisissable.
C'est là la plus grande réussite de son Che,
qui se fait critique sans sombrer dans le cynisme et débute son
processus de déconstruction en admettant l'inaliénable
force mythologique du personnage qu'il choisit d'aborder.
Le film de Soderbergh ne se limite pas à étudier la portée
mythologique du Che, personnage recyclé d'une manière
si totale par l'iconographie populaire qu'il en a perdu au fil des ans
sa substance réelle; mais chaque dimension explorée (politique,
militaire, historique, humaine) semble l'être dans l'optique d'une
remise en question de l'incontournable mythe. Le premier des deux volets
embrasse, tout en plaçant sa mise en scène à hauteur
d'homme, cette image du héros révolutionnaire immortalisée
par la victoire cubaine et plus tard par la résistance à
« l'envahisseur yankee ». Le protagoniste de ce premier
film est sans conteste le Guerillero heroïco, personnage
plus grand que nature ayant marqué l'imaginaire de la gauche
internationale. Mais, déjà, Soderbergh nuance son portrait
de Guevara par une série de raccords exposant les contradictions
du mythe romantique révolutionnaire: à l'affirmation qu'un
vrai révolutionnaire est d'abord animé par son amour de
l'humanité, par exemple, le montage oppose les images d'un conflit
armé qui est tout sauf poétique. À l'idéal
mis de l'avant par le mythe, le réalisateur oppose un pragmatisme
plus près finalement des idées de l'auteur de La guerre
de guérilla, une méthode et du Rôle social
de l'armée rebelle. Par son éclatement formel et
son refus de la chronologie conventionnelle, ce premier film nous présente
le Che Guevara mythique en tant qu'amalgame de faits divers et de citations
fortes - c'est-à-dire en tant que construction culturelle, fabrication
qu'il s'agit ici de démanteler pour retrouver la véritable
essence de l'homme se cachant derrière le personnage.
Le conflit fondamental du diptyque de Soderbergh oppose l'idéalisme
à l'action, conflit trouvant sa tragique conclusion dans le fiasco
bolivien - présenté avec une froideur clinique au cours
d'un second film beaucoup plus sobre où le Che mythique de l'épisode
cubain disparaît, progressivement absorbé par la réalité.
Cet échec, la mise en image elle-même semble en faire un
trou noir de l'espoir révolutionnaire; les couleurs s'y estompent
et l'écran se resserre, expression d'une fatalité qui
chasse du régime mythique vers le régime historique un
Che devenu spectre errant. D'où ce retour marqué de la
chronologie conventionnelle, et avec elle de la logique historique,
démythifiant une figure révolutionnaire qui ne pouvait
être pensée de manière sérieuse qu'ainsi.
Cinéaste intellectuel, même dans ses élans plus
passionnels tels que son étrange et fascinant Schizopolis,
Steven Soderbergh dirige la réflexion de son spectateur vers
le domaine de la raison. S'il illustre la foi révolutionnaire
dans son premier film, c'est parce qu'il croit à l'instar du
poète mexicain Octavio Paz que ce mythe doit être compris,
en tant que partie intégrante de la réalité révolutionnaire,
afin de dresser de celle-ci un portrait complet; c'est en ce sens que
le second film, par son évacuation du romantisme, exprime définitivement
le propos du réalisateur.
Certes, le regard du cinéaste n'est pas totalement objectif;
on sent une certaine admiration pour ce personnage refusant les concessions
même face à l'échec, doublée d'une vision
critique (fort justifiée) à l'égard de la politique
des États-Unis en Amérique du Sud. Pourtant, Che
n'endosse la subjectivité de son protagoniste que dans l'espoir
de toucher à une sorte d'objectivité ayant échappé
aux Histoires objectives toujours assujetties à un discours.
Le choix que fait Soderbergh de construire ses deux films autour des
écrits de Guevara est une manière de plonger au coeur
de cet esprit révolutionnaire qui est au fond son véritable
sujet. Il n'y adhère pas nécessairement - et certainement
pas totalement - mais comprend que c'est par cette seule voie qu'un
portrait juste est possible. Visuellement, ce parti pris s'exprime par
l'adoption fréquente d'une caméra subjective parfois très
symbolique - notamment lors de la puissante scène d'exécution
scellant son destin de martyr de la Révolution. Bien entendu,
Benicio Del Toro est saisissant de justesse dans le rôle-titre;
mais, bien plus que sa ressemblance photographique, c'est sa capacité
à s'effacer pour les besoins du film qui impressionne. Si le
drame biographique est un terreau fertile pour les prestations d'acteur
magistrales, souvent récompensées, Del Toro (qui agit
aussi à titre de producteur) accepte ici de remplir une fonction
plus nuancée - frôlant parfois l'iconique.
Bien plus qu'au simple acte de reconstitution historique, le film de
Soderbergh s'attelle à la tâche de rationaliser un mythe
(celui du Che) pour en éclairer un autre (celui de la Révolution).
Pour cette raison, il se tient à l'avant-garde des possibilités
de la représentation de l'Histoire au cinéma - une question
qu'il abordait déjà sous le couvert du pastiche avec l'intéressant
The Good German. Refusant les interprétations extrêmes
auxquelles invite la figure polarisante du Che, le film de Soderbergh
l'utilise plutôt pour approfondir les problématiques qu'elle
soulève: les rouages de l'impérialisme états-unien
au vingtième siècle, le choc entre idéalisme et
pratique, les contradictions morales de la Révolution. Ce qu'ose
le cinéaste, c'est une remarquable évacuation des passions
à partir d'un sujet qui les exalte toujours quoique puisse en
penser les prophètes du déclin des idéalismes.
Son film n'est pas froid, bien qu'il puisse le sembler au premier coup
d'oeil, mais il cultive une distanciation saine qui permet la construction
d'une compréhension plus mûre des événements
passés et de leurs conséquences sur le présent.
À cet égard, ce Che dont l'intelligence est à
la mesure des ambitions propose effectivement une « méthode
» - un modèle qui pourrait à l'avenir être
appliqué à d'autres adaptations cinématographiques
de sujets historiques
Version française : Che
Scénario : Peter Buchman, Benjamin A. van der Veen
Distribution : Benicio Del Toro, Demián Bichir, Rodrigo
Santoro, Franka Potente
Durée : 262 minutes
Origine : États-Unis, Espagne, France
Publiée le : 13 Mars 2009
|