C'EST PAS LA FAUTE À JACQUES CARTIER
(1967)
Georges Dufaux
Clément Perron
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les cinéphiles ont déjà pris l'habitude d'arpenter
le monde entier à la recherche de quelque nouvelle bizarrerie
filmiques à se mettre sous la dent, question d'assouvir leur
besoin de surprise et de dépaysement. Des séries B de
Hong Kong aux films de genre italiens en passant par l'horreur de sous-sol
américaine, l'homme qui croit avoir tout vu trouve toujours de
nouveaux OFNI (Objets filmés non-identifiés) grâce
auxquels il peut revoir sa définition de l'insolite. Mais que
peut faire le fier patriote québécois lorsque ce besoin
n'est plus comblé par une énième écoute
du classique kitsch de Jacques Godbout IXE-13? Nos fonds de
tiroirs recèlent-ils leur part de trésors excentriques?
L'ONF des bonnes années, sans conteste, a laissé filé
d'étranges choses entre les mailles de son filet d'approbation.
C'est pas la faute à Jacques Cartier compte parmi celles-ci,
le film de Georges Dufaux et de Clément Perron prouvant avec
une double dose d'enthousiasme débonnaire qu'il n'y a pas que
le célèbre Chat dans le sac qui se soit inspiré
de la Nouvelle Vague de ce côté-ci de l'Atlantique.
Tout comme le film de Gilles Groulx, C'est pas la faute à
Jacques Cartier s'entiche d'un certain esprit de liberté
propre aux oeuvres de Jean-Luc Godard pour poser les jalons d'une fiction
très approximative ne respectant aucunement les conventions de
la narration classique; l'expérience croise les genres avec entrain,
courtisant vaguement le psychédélisme dans sa course effrénée
menant de la satire politique à la comédie romantique
en quelques raccords bigarrés. La mise en situation elle-même
- une chaîne incongrue menant du sommet du Mont-Royal jusqu'aux
abords d'une autoroute - clame d'emblée que la cohérence
s'était absentée au moment du tournage de ce petit film
inégal mais somme toute fort sympathique, vestige encore pertinent
de la prise de conscience d'une génération.
D'abord diffusé par Radio-Canada dans une version longue de 87
minutes, le film fût semble-t-il jugé d'un goût douteux
et vit sa durée raccourcir d'une quinzaine de minutes lors de
ses présentations subséquentes. Il faut dire que le Québec
de l'époque demeure sensible au discours anticlérical
et anti-américain que formule cette fable légère,
et parfois surréaliste, prenant pour point de départ le
séjour de quelques touristes américains dans - il s'agit
d'ailleurs du titre de travail du film - « la Belle Province ».
Leur prétendu guide (Jacques Desrosiers), un peu arnaqueur sur
les bords, les entraîne dans une folle tournée de Montréal
et des régions pour finalement leur voler leur fille qui - une
transition finale fort poétique nous en informe en l'espace de
deux plans - restera jusqu'à l'hiver. À partir de cette
mince prémisse, le tandem Dufaux/Perron articule une amusante
leçon d'histoire révisionniste mêlée à
une critique plutôt gentille de l'actualité de son époque;
il en profite aussi pour célébrer une certaine culture
jeune, un peu à la manière des films britanniques des
swinging sixties.
Au gré d'une logique diffuse, pour le moins éclatée,
C'est pas la faute à Jacques Cartier multiplie donc
les vignettes symboliques à saveur humoristique prenant pour
cible l'impérialisme sous toutes ses formes: culturel, économique,
politique. Les cinéastes profitent de l'occasion pour poser un
regard empreint d'empathie sur la condition amérindienne. Ils
se bidonnent, au cours d'une séquence fort bien pensée,
aux dépends de l'artisanat local assemblé en Chine. Ils
illustrent avec un cynisme certain la perception qu'auraient les anglophones
de la communauté francophone, une leçon d'«instant
French» se contentant d'accorder à tous les temps
possibles le verbe ramer. Bref, c'est l'esprit contestataire de la Révolution
tranquille que le film incarne avec autant de maladresse que d'imagination.
Et si notre guide déroule un tapis rouge lorsque se pointent
les puissants voisins du Sud, c'est pour mieux se jouer d'eux par la
suite. Sa vengeance est peut-être un peu puérile, mais
l'exercice demeure jouissif.
Certes, le commentaire critique ne fait pas dans la dentelle. Mais le
film tempère sa charge parfois simpliste par un romantisme naïf
de bon aloi, qui prend finalement le dessus dans une seconde moitié
axée sur l'histoire d'amour entre la jeune touriste et le guide.
Une fois de plus, les réalisateurs s'arrachent aux amarres du
réalisme pour littéralement s'envoler vers la Lune. Aux
angoisses existentialistes du Chat dans le sac s'est substitué
un idéalisme rêveur qui plairait probablement à
un Michel Gondry. Des plans courts, l'emboîtement sans grande
rigueur des séquences entre-elles et de nombreux clins d'oeil
à l'esthétique publicitaire font du film de Dufaux et
Perron une sorte de collage bon enfant, fantasque, plus cool qu'accompli.
Expérimentale, certes, cette oeuvre à l'absurdité
assumée l'est. Heureusement, l'attitude détendue que dégage
l'ensemble désamorce la crédibilité de toute accusation
éventuelle de prétention formulée à son
égard. C'est pas la faute à Jacques Cartier est
de toute évidence le fruit d'une démarche créative
ludique et libre. C'est pourquoi il se présente sous la forme
d'une comédie, bien qu'il s'agisse sur le fond d'une tragédie
de longue haleine. Au symbole du porteur d'eau évoqué
avec hargne s'oppose la poésie simple, fugace et spontanée
d'idées filmées à la va-vite avec les moyens du
bord. La révolte du film du duo Dufaux/Perron est peut-être
trop désinvolte pour changer le monde, mais elle a le mérite
d'être accessible à quiconque a l'ouverture d'esprit nécessaire
pour l'embrasser. Voilà qui l'élève, malgré
ses inconsistances et ses défauts, bien au-dessus du stade d'artefact
périphérique pour cinéphile blasé auquel
sa nature farfelue à point lui permet de revendiquer.
Version française : -
Scénario :
Georges Dufaux, Clément Perron
Distribution :
Denys Arcand, Paul Buissonneau, Michèle
Chicoine, Jacques Desrosiers
Durée :
73 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
29 Août 2007