CASSANDRA'S DREAM (2007)
Woody Allen
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Finale prophétique que celle d'Hollywood Ending, dans
laquelle un Woody Allen ayant exécuté son dernier film
complètement aveugle se sauvait une bonne fois pour toute d'une
Amérique ingrate et vulgaire pour aller trouver refuge sur le
Vieux Continent? Chose certaine, le réalisateur a depuis l'excellent
Match Point de 2005 abandonné New York et certains tics
qui menaçaient depuis belle lurette de virer à l'autodérision
pure et simple pour entamer ce qu'il convient aujourd'hui de qualifier
de nouvelle phase de son oeuvre. Dans ses bons comme dans ses mauvais
coups des dernières années, le vieux Woody témoigne
d'un certain désir de renouveau qui a conféré à
ses films même les plus légers (le comique Scoop
vient immédiatement à l'esprit) une aura de gravité
les ayant rescapé de cette sympathique insignifiance à
laquelle s'était cantonné depuis trop longtemps le réalisateur
de Manhattan. On a envie de dire que l'écriture semble
plus appliquée, moins automatique, bien que le récent
Vicky Cristina Barcelona n'ait été au bout du
compte qu'une enfilade de clichés et de fantasmes familiers sur
fond d'exotisme de luxe. Mais elle demeure profondément marquée
par les obsessions et les préoccupations d'un auteur dont la
signature demeure reconnaissable entre mille. Allen, pour le meilleur
et pour le pire, demeure Allen jusqu'au bout des ongles; et le remarquable
Cassandra's Dream, qui n'avait jamais fait l'objet d'une distribution
officielle en Amérique jusqu'à sa sortie tardive en DVD,
s'inscrit parfaitement dans ce répertoire « moral »
dont Crimes and Misdemeanors reste en quelque sorte l'exemple
canonique.
Marqué dès les premiers plans par le sceau de la fatalité,
Cassandra's Dream est peut-être plus tragique au sens
classique du terme que tout autre film du cinéaste new-yorkais.
Le destin s'y affirme inéluctable, alors que la raison de ses
protagonistes s'y effrite, progressivement écrasée par
les rouages d'une mécanique dont la logique s'avère implacable.
Avec ce conte moral cruel, Allen clame tout comme dans Match Point
que les crimes parfaits de même que les contes de fées
n'existent pas; qu'avec ou sans dieu la conscience triomphe tôt
ou tard sur les ambitions terrestres. Les préoccupations philosophiques
exposées ici par Allen ne sont nouvelles ni dans son oeuvre ni
dans l'histoire des idées, mais sont par ailleurs présentées
avec une rigueur admirable. Au contraire de Vicky Cristina Barcelona,
film complaisant au sein duquel il s'investissait trop personnellement,
Cassandra's Dream révèle un Allen observant rationnellement
les événements; et, s'il y fait preuve de compassion,
jamais son écriture ne faiblit par pitié pour des personnages
au sort pourtant déchirant. Sa résolution est exemplaire,
à la limite intimidante de par sa lucidité sévère.
En ce sens, l'austérité peut-être légèrement
excessive de la mise en scène cadre avec le sérieux du
ton et des thèmes abordés ici. Force est d'admettre qu'Allen
n'a pas réalisé de film visuellement inspiré depuis
le Celebrity de 1998, son dernier élan réellement
poétique de création cinématographique à
défaut d'être son film le plus abouti. Élégante
sans être exactement remarquable, l'image est dans Cassandra's
Dream totalement au service d'un scénario qui quant à
lui révèle un auteur toujours - et peut-être même
plus que jamais - cynique et incisif. On sent même, dans cette
manière qu'ont les rêves de ses personnages de se fracasser
contre les conséquences de leurs actes, une urgence qui transparaît
dans l'efficace sobriété de la réalisation. Dans
les faits, ce découpage squelettique de l'action alimente une
tension bien palpable lors de certaines séquences-clés
du film: la première tentative d'assassinat et la finale sur
le voilier sont de belles démonstrations d'une économie
formelle accentuant le suspense. La technique est honnête de par
son invisibilité, un brin anonyme mais tout de même empreinte
d'une intelligence posée.
Certains rétorqueront que le tournage semble constituer par les
temps qui courent une arrière-pensée pour le cinéaste,
qu'il ne s'agit que de l'exécution minutieuse d'un scénario
contenant déjà toutes les clés de l'oeuvre finale;
et, certes, l'écriture rigoureuse constitue l'essentiel du projet
dans Cassandra's Dream. Le cinéma, progressivement,
semble après tout avoir cédé le pas aux autres
arts dans l'univers discursif du réalisateur: la littérature
russe dans Match Point, la peinture dans Vicky Cristina
Barcelona, et cette fois le théâtre servent de métaphores
là où autrefois le septième art régnait
en roi et maître. Certes, la place qu'occupe le cinéma
dans la culture globale à laquelle Allen fait allusion depuis
ses débuts a diminué considérablement - comme si
le cinéaste-cinéphile d'hier cherchait maintenant à
s'inscrire lui-même dans une tradition dépassant celle
de son propre art. Mais ce serait sous-estimer le talent d'Allen et
mal interpréter ses intentions que d'affirmer qu'il ne pense
plus en termes cinématographiques; en tant que directeur d'acteur,
notamment, il développe entre Colin Farrell et Ewan McGregor
une intéressante chimie qui ne se manifesterait pas sur les pages
d'un scénario.
Trop vieux pour se réinventer de fond en comble, Woody Allen
altère ostensiblement ses stratégies depuis quelques films.
Une inspection soigneuse révèle que les indices de la
fin d'une ère se multiplient dans son oeuvre récente.
Que ce soit la finale d'Hollywood Ending ou encore ce personnage
d'Anything Else, qui quittait enfin New York pour aller habiter
cette Californie qu'il avait toujours ouvertement méprisé,
tout annonce un désir de rupture. Et si, finalement, la mort
du magicien dans Scoop avait quelque chose de définitif?
La force brute de ce Cassandra's Dream, contrastant avec la
tiède mièvrerie de Vicky Cristina Barcelona,
semble confirmer ce qu'indiquait déjà Match Point:
c'est dans le drame qu'Allen a retrouvé son souffle, en puisant
du côté de son idole Bergman plutôt qu'en recyclant
à l'infini ses calembours habituels. C'est en s'éloignant
de lui-même qu'il a su se retrouver, et s'il explore ici des thèmes
familiers (la culpabilité, le destin, la foi, l'ambition) sa
réflexion semble à nouveau animée par d'authentiques
questionnements - motivée par le doute autant que par cette certitude
que l'art est l'arme qu'a trouvé l'humain pour résoudre
ses angoisses.
Version française : Le Rêve de Cassandre
Scénario : Woody Allen
Distribution : Ewan McGregor, Colin Farrell, Tom Wilkinson, Peter-Hugo
Daly
Durée : 108 minutes
Origine : États-Unis, Royaume-Uni, France
Publiée le : 8 Mai 2009
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