CARNIVAL OF SOULS (1962)
Herk Harvey
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Troisième partie du dossier L'Hallucination
cinématographique
« L'horreur » au cinéma est un phénomène
difficile à définir. Certains le conçoivent comme
une sorte de manipulation presque scientifique de la mécanique
synaptique du spectateur, jouant avec ses attentes dans le but avoué
de le faire sursauter, alors que d'autres semblent plutôt attirés
par l'impact viscéral d'une exposition directe au sordide et
à l'abject. Mais il existe une autre voie, à la limite
plus expressionniste, par laquelle le cinéma devient une sorte
de catalyseur surréaliste des craintes profondes habitant le
subconscient humain. L'objet de l'oeuvre devient alors cet intangible
sentiment d'étrangeté qui nous envahit parfois - cette
impression de ne pas exister complètement, de ne pas être
parfaitement rattaché au réel. Le problème que
pose la mise en scène d'une telle sensation peut être escamoté
grâce au raccourci que propose la narration en voix off. Mais
ce stratagème n'est pas à proprement parler cinématographique:
il renvoie à une dimension littéraire dont le septième
art a toujours rêvé de s'émanciper. Art sensoriel,
le cinéma a cette particularité de communiquer d'abord
et avant tout par l'image et par le son. Avec l'horreur, il explore
cette spécificité de manière parfois stupéfiante
- utilisant un vocabulaire à la limite instinctif pour exprimer
un état irrationnel. On pourrait dire que l'horreur, au cinéma,
naît avec la dissolution de la rationalité. Le langage
serait donc, ipso facto, contraire au sentiment d'horreur car cartésien
de nature.
Bien qu'il cède parfois à la convention de l'explication
verbale, Carnival of Souls offre dans l'ensemble une expérience
autrement plus primordiale fondée sur une série de séquences
où le réel perd progressivement toute forme de familiarité.
Comme si le cauchemar l'avait rongé de l'intérieur, le
vidant de sa substance pour n'en laisser qu'une coquille dépourvue
de tout point d'attache. Le brio du film de Herk Harvey repose sur cette
contamination du réel par le fantastique qui s'opère d'abord
insidieusement, comme si les lieux de tournages se chargeaient d'une
authentique énergie surnaturelle sous l'effet de l'objectif.
Le regard désincarné que soutient l'actrice Candace Hilligoss
d'une scène à l'autre ne fait que renforcer l'impression
d'anomalie qui se dégage de ces images pourtant banales en surface.
Au cours de deux séquences-clés du film, la disparition
du son direct consolide physiquement l'isolation de son personnage;
la jeune femme devient alors véritablement un fantôme parmi
les vivants, incapable de la moindre interaction avec l'autre. Au premier
degré, le scénario propose en guise de conclusion une
justification fantastique somme toute bien amenée à ce
phénomène. Mais il s'agit surtout d'une manière
pour le film d'aborder son véritable thème: l'aliénation,
le sentiment d'exclusion, l'impossibilité d'un contact sincère
entre l'héroïne et les membres de la communauté humaine.
À cet égard, le sujet du film rappelle celui du Repulsion
que Roman Polanski réalisera trois ans plus tard en accentuant
l'élément sexuel déjà présent ici.
Le cachet particulier de Carnival of Souls repose dans un premier
temps sur sa trame sonore insistante et unifiée, où dominent
nettement les envolées spectrales de l'orgue Farsifa. La tonalité
unique de l'instrument colore le film d'un bout à l'autre, lui
conférant d'emblée l'allure d'une vieille maison hantée
de foire. Mais c'est un lieu de tournage spécifique, le carnaval
du titre, qui marque au fer rouge l'imaginaire du spectateur par son
aura indescriptible. C'est d'ailleurs l'endroit lui-même qui instilla
dans l'esprit d'Harvey l'idée de base du scénario. Filmé
de manière particulièrement inspirée, ce vieux
pavillon mystérieux situé aux abords de Salt Lake City
sera le théâtre des « hallucinations » élaborées
par l'entremise desquelles le réel est une fois pour toute évacué
au profit d'une mise en scène grand-guignolesque évoquant
à la fois le souvenir du cinéma muet et la spontanéité
énergique de la Nouvelle Vague. Bien que des séances de
psychanalyse assez peu subtiles aient déjà étalé
les enjeux psychologiques du scénario, ces enchaînements
allégoriques d'images singulières traduisent moins explicitement,
mais plus éloquemment, l'état d'esprit du personnage.
C'est dans cette mesure que l'hallucination mise en scène, justifiée
par le prétexte surnaturel, peut servir à dévoiler
l'intériorité de manière purement cinématographique.
Au-delà de tout symbolisme, c'est la transmission direct d'affects
au moyen de l'esthétique qui s'avère significative.
Le film est d'autant plus impressionnant qu'il met en scène une
gigantesque projection mentale, comme le confirme une finale digne d'un
épisode de The Twilight Zone qui ajoute à la
complexité de l'état de rêve illustré. Exception
faite de quelques plans, Carnival of Souls n'est qu'intériorité
extériorisée par la machine cinématographique -
projection fantomatique d'un emboîtement systématique d'illusions
dont la splendide finale dans le « carnaval des âmes »
ne serait que l'aboutissement cauchemardesque. Si l'ensemble du film
n'est qu'un mirage construit par l'esprit de la protagoniste principale,
on peut théoriquement affirmer que chaque détail le composant
contribue à l'élaboration de son portrait psychologique.
Bien entendu, le film ne tient pas totalement la route lorsque confronté
à une analyse méthodique de cette hypothèse. Mais
la simple existence de ce possible enrichit une oeuvre déjà
étonnamment dense, proposant un modèle formel où
l'expression de l'horreur psychologique passe par le rejet de toute
réalité concrète - et par conséquent de
toute rationalité potentielle. Paradoxalement, l'exécution
du film repose sur l'utilisation (et la subversion) de réalités
physiques tout ce qu'il y a de plus concrètes.
Malgré son modeste budget et des conditions de tournage frôlant
celles du cinéma amateur, le seul long-métrage réalisé
par Harvey fait preuve d'ambitions indéniables au niveau visuel
- révélant une sensibilité artistique à
la limite plus européenne qu'américaine. En plus de rappeler
les premiers Polanski, Carnival of Souls s'inscrit dans la
lignée de L'heure du loup de Bergman, du Vampyr
de Dreyer et de l'onirisme de Jean Cocteau plutôt que dans la
tradition des productions d'horreur de série B ayant dominé
les salles obscures des années 50. C'est cette vision d'auteur
légèrement chancelante mais nettement en place, enfouie
dans les codes d'un genre commercial alors dominant, qui place le film
dans une classe à part; l'horreur, ici, est marquée de
connotations un brin existentialistes et la mise en scène délaisse
les effets de choc classiques pour privilégier l'implantation
d'une atmosphère de malaise généralisée
que le passage du temps a dans une certaine mesure amplifié.
Avec le recul, Carnival of Souls s'impose comme l'un des films
d'horreur américain les plus distincts et inventifs de son époque:
imparfait, certes, mais d'autant plus fascinant qu'il est à la
limite le fruit d'une « erreur » du système de production
conventionnel.
Version française : -
Scénario :
John Clifford
Distribution :
Candace Hilligoss, Frances Feist, Sidney Berger,
Art Ellison
Durée :
84 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
7 Septembre 2009