LES CARABINIERS (1963)
Jean-Luc Godard
Par Mathieu Li-Goyette
« Le travelling est affaire de morale », disait
Godard. Si nombreux sont ceux qui se répètent la formule
à chaque mouvement du cinéaste le plus frondeur de la
nouvelle vague française, peu sont ceux qui l’appliquent
au visionnement du cinéma, peu sont aussi ceux à transposer
ces propos littéraires à l’application pratique
dont ils découlent. Un travelling, un vecteur de mouvement tracé
dans l’espace filmique déterminé par un metteur
en scène est pourtant une décision des plus sérieuses.
À ces mots, Godard exprimait à la fois les aléas
de la mise en scène « simplement » narrative, les
valeurs d’une conscience de filmer qui, de façon plus célèbre
depuis que Welles nous prit par la main pour dévoiler le traineau
de Charles Foster Kane, est une des assises de la modernité au
cinéma. Ce métadiscours sur l’éthique de
l’auteur étant d’autant plus articulé lorsqu’on
a affaire à l’ex-critique Godard, l’un des premiers
disciples de la vague hitchcocko-hawksienne de la revue Les
Cahiers du cinéma et le plus cohérent artiste de la plasticité
du cinéma moderne. Le fait est qu’à la vue des Carabiniers
(qui demeure la pire débâcle financière dans sa
visite des genres d’À bout de souffle à
Pierrot le fou), si le discours sur l’après-guerre
fait sens rapidement (d’autant plus aidé par la présence
du néo-réaliste Roberto Rossellini au scénario),
c’est dans sa réflexion sur la représentation du
monde contemporain que le metteur en scène vient se frotter aux
autres rares discours conceptuels sur la question. Moins question de
mémoire que de points de cécité en rapport à
la représentation de l’horreur des faits racontés,
moins poésie du réel qu’abstraction par désamorçage
des affects guerriers de l’homme, Les carabiniers est
un film tout en note de bas de page. Un film dont l’essence s’avérera
incomprise à même le sujet des événements
vécus par ses personnages, mais où la réflexion
devra s’ériger systématiquement sur les fondations
des cas d’exemples fournis dans une succession de sketchs zigzaguant
dans l’absurdité du monde et des mots.
C’est au moment où les carabiniers, soldats fantoches habillés
dans un ramassis de costumes guerriers, débarquent en province
française que s’amorcera la condamnation des âmes
simplistes Michel-Ange et Ulysses. Isolés dans leur cabanon de
fortune avec deux muses du combat qui leur donneront la réplique
sous les noms de Venus et Cléopâtre, on comprendra rapidement
l’attachement de Godard aux « mythes » sélectionnés
ainsi dans le sens le plus littéral du terme. Sans symbolique,
c’est l’étiquette même qui s’apparente
à ce qui conduira les plans de bustes romains qui peupleront
son prochain film, Le Mépris (aussi inspirés
d’une fameuse séquence où Ingrid Bergman retrouvait
sa conscience dans le Voyage en Italie de Rosselini), l’étiquette
donc d’une matière à métaphore et légende
qui rendra inaccessible au spectateur la présence affective des
personnages (du moins en théorie puisqu’aujourd’hui
c’est à Godard et à ses manies elles-mêmes
auxquelles nous nous attachons). Parce que tueries après exécutions,
les deux hommes sont envoyés en guerre par les carabiniers dans
un combat où tout leur sera enfin permis, où ils pourront
prendre possession de maints territoires au nom du roi (encore une fois,
la non-construction d’un système politique déterminé
permet au film d’être de toutes époques et de tous
pays). « Est-ce qu’on pourra battre des enfants, se
faire des femmes? », « Oui, vous pourrez tout faire
au nom du roi », lui répond le carabinier. Et en effet,
dans un décor d'immeubles gris et sans nom, ils deviendront les
régents du béton lézardé et des cadavres
innocents.
Sautant à pieds joints dans les terrains du cinéma politique
d’après-guerre, Godard prend le pari risqué de refuser
à ses personnages la psychologie capable d’actionner les
rouages du drame de guerre. À présenter plutôt ces
segments de saccages en alternance avec la lecture des cartes postales
(on réfère aux monuments capturés) que leur envoient
leurs compagnons (mari, amants, amis, là encore on ne lie personne
par crainte du pathos amoureux) par les deux femmes qui danseront ponctuellement
la gloire de ces conquêtes ; question d'imager le bien simple
endoctrinement impérialiste du « support our troops
». Car on leur promet de rapatrier le Parthénon, le Colisée
et l’Acropole, on croira que tout est parmi en temps de guerre,
que ces dernières permettent à l’homme de s’accaparer
l’Histoire de ses semblables au prix du sang irriguant les rues,
au prix d’une méchanceté inexplicable frisant le
ridicule chez les carabiniers. C’est que jusqu’à
la scène centrale de son film, point pivot de toute l’oeuvre,
Godard se fait l’hypocrite complice de ses soldats quand ils prennent
tous ensemble un malin plaisir à faire la guerre, tuer des gens
au hasard et en forcer d’autres à l’humiliation (toujours
dans une verve tragi-comique trahissant avec emphase le tragique du
comique). Donc à ce point de retournement ayant lieu dans une
salle de cinéma, Michel-Ange sera chargé par la locomotive
tout droit sortie des premières vues Lumière, sera émoustillé
à la vue d’une femme nue prenant son bain au point où
il tentera de plonger à travers l’écran pour la
rejoindre et mieux l’observer ; c’est enfin le metteur en
scène et son cinéma qui reprend contrôle de l’affaire.
Berné par la représentation du cinéma qu’il
ne connaissait pas, Michel-Ange l’est tout autant de la guerre
et des promesses en l’air que lui ont fait un état qui
n’a jamais existé (ni dans la réalité, ni
dans l’univers filmique complètement éclaté
et ne faisant reposer son pouvoir militaire que sur le pouvoir iconographique
du drapeau, de la médaille et du décorum).
Distanciation brechtienne par définition, la mise en abyme se
porte pourtant jusque dans les moindres ramifications d’une mise
en scène visant la simplicité dans la capture des mouvements,
dans un jeu complètement décalé des épreuves
de temps et de montage qui se portent garantes d’une accumulation
de faits fournis (une énumération interminable des victoires,
des droits, des sentiments, etc.) venant fournir à Godard la
matière verbale et conceptuelle qui s’inscrit dans cet
idéal d’antifilm narratif qu’il prônera plus
loin dans sa carrière. Si ici la complicité dans le quatuor
trahit un peu l’implication enthousiaste de Jean Gruault (scénariste
du Jules et Jim de Truffaut et du Paris nous appartient
de Rivette) vient donner au filon du film un entre-deux parfois capable
de déstabiliser l’efficacité de l’abstraction
que vise Godard, on lui doit au moins l’humour naïf qui dicte
l’innocence des soldats assujettis. Grand film contre la guerre,
certes, son schéma n’en est pas moins miné par une
adhérence peut-être trop classique aux personnages du genre
qui, maniérés à l’extrême, ne s’effacent
pas sous le discours, mais en deviennent plutôt des entités
à côté desquelles la puissance de la mise à
mort du concept de conquête ne s’accomplit pas tout à
fait. À moitié parvenu à la distanciation qu’il
tentait (et qu’il atteindra à mon avis avec une nouvelle
poésie dans son chef-d’oeuvre politique Tout va bien),
Godard n’est pas moins avec Les Carabiniers en train
d’esquisser les premières ébauches de sa conscience
créative qui lui permettra de survivre à la nouvelle vague
(qui, en 1963, était déjà en péril). Et
en même temps de nous remettre en perspective l’explosion
activiste du cinéma de mai 68. À savoir que le cinéma
des soixante-huitards n’est probablement pas aussi ponctuel et
précipité que l’on aimerait le croire, à
suivre…
Comme si l’on était capable de déposséder
l’Histoire de ses monuments, Godard s’érige contre
le pillage des mythes (« Je te laisse l’Acropole, elle
est en bien mauvais état », suggère Cléopâtre)
en laissant le soin à ces derniers (d’où le nom
de ses personnages) de se faire acteurs d’une piécette
absurde où l’on fera état de l’immuabilité
de la culture et du patrimoine, mais aussi de son triomphe à
travers les siècles et les guerres. Car parmi ces mémoriaux
tous endommagés par le passage de l’homme se cache une
nostalgie et un amer regret face à la mise en ruine de l’homme
vis-à-vis ses propres créations. Qu’elles soient
monolithes de granit ou nouveau-nés, il y a un désir de
conserver par-dessus tout ce qu’il reste d’humain et d’amour
ensevelis sous les décombres du temps, de la décrépitude.
En ce sens synthèse de la remise en question du film de guerre,
Les Carabiniers se surpassent. En ce sens aussi avec Alphaville,
l'oeuvre marque l’émergence du cinéaste militant
de mai 68, la confirmation de son style, de ses positions et par-dessus
tout de sa grande générosité intellectuelle à
penser le cinéma comme un actant, donc un moyen et une expression,
du monde contemporain. Le cinéma à l’intérieur
du monde qui, selon Godard et d’où la force de son combat,
n’a jamais accepté encore, lui, de se distancer, de se
comprendre, de se décanter de son absurdité.
Version française : -
Scénario : Jean-Luc Godard, Jean Gruault, Roberto Rossellini
Distribution : Marino Masé, Patrice Moullet, Geneviève
Galéa, Catherine Ribeiro
Durée : 85 minutes
Origine : France, Italie
Publiée le : 26 Janvier 2010
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