UN CAPITALISME SENTIMENTAL (2008)
Olivier Asselin
Par Mathieu Li-Goyette
L'univers d'Olivier Asselin. Un endroit où le malaise est tapi
sous le contraste de ses éclairages expressionnistes, de ses
personnages débordant du cadre, de ses élans musicaux
a cappella ou de Broadway tout à la fois. À mille lieux
des arpents québécois et de ses rangs, le Capitalisme
Sentimental naît de Fernande Bouvier (Lucille Fluet), jeune
dame au charisme irrésistible à la voix d'ange d'une Piaf
plus huppée, qui fuit sa terre direction le centre des arts du
monde: Paris. Nous sommes durant les années folles, Fernande
vient s'adresser à nous le coeur chargé d'une histoire
qu'il nous serait vil d'ignorer et de laisser tomber dans l'oubli du
rêve qui s'y découvre: fantasmagorie d'une pauvre enfant
ou réalité extrapolée sur fond numérique
étoilé, Asselin ne nous en donne la clé qu'en notre
réflexion prospective, relative, finalement vaine à l'égard
de ce bizarre objet de cinéma. C'est la rare tradition d'André
Forcier au Québec, celle de Méliès par-delà
l'Atlantique, qui hante son Capitalisme Sentimental dans tous
ses recoins. C'est en plus la continuité de sa Liberté
d'une Statue où le récit doublé s'avérait
relatif à notre intérêt porté à l'une
des deux pistes. Cinéaste-univers dont la troisième œuvre
vient d'éclore après une dizaine d'années de silence,
l'attente aurait été bien longue si l'on avait eu la moindre
idée de ce avec quoi le metteur en scène parfois fustigé
d'être trop intellectuel, voire pédant, nous attendait
au détour: un cadeau d'une ingénue fraîcheur.
Où en étions-nous alors...
Fernande Bouvier débarque à Paris sans le sou. La rencontre
fortuite avec un poète, peintre et artiste moderne de la distanciation
(Paul Ahmarani, pompeusement brillant et original) stimulera la découverte
de l'art enfoui auquel elle aspire depuis sa fuite du Québec.
Elle y pratique la peinture abstraite, le pantomime moderne, son gérant
malicieux se faisant l'amant des soirs et la muse des jours. Comme tout
a une valeur dans l'univers du Capitalisme, le talent de la
jeune artiste fera bientôt l'objet de l'attention de trois riches
investisseurs américains. Un jeune dandy actionnaire qui achète
l'art pour le revendre, un italo-américain bourru qui manufacture
des urinoirs qui serviront plus tard de toile à Fernande (autant
dire Marcel Duchamp) et le vieil homme pervers et président d'une
compagnie minière. Car complexes dans leurs stéréotypes,
ce sont là les trois têtes d'un même Cerbère,
gardien de la valeur monétaire d'un objet d'art à la valeur
encore abstraite. À part de l'Histoire, les figures d'Asselin
chantent et dansent à tout vent pour s'arrêter à
la volée. Lieux du discours, ces instants du scénario
dévoilent les revendications comiques du cinéaste à
propos du théâtre moderne, de l'art sous la botte de Staline
(régime qui questionnait justement l'art utile, avec une valeur
tangible, versus l'art abstrait, doté uniquement d'une valeur
sentimentale) et sur le futur sombre de 1929 dans un numéro musical
chantant la gloire rentable en cette année du krach boursier.
On demeure dans un référentiel qui est à tout le
moins universel – ce qui, on s'accordera, fait preuve de rareté
dans le régionalisme de notre cinéma – et qui se
prouve d'un intellectualisme bon enfant jonglant ainsi d'un clin d'oeil
à l'autre: le plaisir élitiste fait place au plaisir coupable.
Derrière cette recette, car il y en a bien une, se trouve la
décision économique et judicieuse d'y concevoir un univers
presque uniquement virtuel. Si ces protagonistes arpentent des décors
en toiles de fond factices, ils réussissent justement à
tirer profit de ce jeu de masques en évoquant un art qui nous
était étranger à l'époque de ses premières
diffusions en Europe et à New York. L'imagerie nostalgique, brune
et jaune, des années du vieux continent brun devient peu à
peu le noir et blanc glamour de Wall Street et des vedettes ; ce n'est
plus un monde de couleurs, ni un monde de décors réels.
Les rues serpentent, les bâtiments déviennent de leurs
trajectoires perpendiculaires, l'expressionniste allemand renaît
de ses cendres à la veille de la crise économique. Dans
ce cabinet de figures de cires, Asselin peut enfin faire éclater
l'imaginaire québécois question de jouer le temps d'une
heure et demie à se suicider à la Van Gogh, à réformer
le flair d'une Guggenheim et à faire chanter les premiers airs
du Lubitsch américain et du cinéma fier d'être enfin
parlant. Le discours en est épatant, ses articulations, elles,
coupables de leurs mécaniques. On ne prétendrait en retirer
un morceau sans que ne s'effondre le Refus Global étendant enfin
son échelle de responsabilité au sens homonyme du traité.
L'art n'a pas de prix, pourrait-on ainsi dire: la révolte de
l'artiste contre ses geôliers avares cause la crise de 1929. La
phobie d'étiqueter toute création rejoint le phénomène
historique connu de la chute de l'argent volatile lorsque les banques
possédèrent plus d'argent virtuel que de coupures papier.
La thèse du cinéaste est de décrire cette crise
de l'artiste en repiquant l'événement historique par superposition.
Nos artistes, leurs références, mais une crise d'échelle
mondiale. Un Capitalisme Sentimental est un capitalisme capable
de prêcher l'école des sentiments le temps de vouloir survivre
par la commercialisation de l'art ; la question éthique reste
toujours en seconde position. Fondamentalement, les artistes créent
pour s'exprimer, pour communiquer et ce n'est qu'ensuite que le destin
portera ou non l'oeuvre aux yeux d'un investisseur ; qu'il apprécie
ou qu'il en connaisse les capacités lucratives ne revient qu'à
sa propre conscience et est par prolongement le drame dépeint
dans la crise de Fernande. Sa voix prisé par le dandy, son corps
désiré par le vieillard et son coup de pinceau à
un million sur les urinoirs du tiers investisseur sont-ils exploités
ou admirés?
La force du film d'Asselin réside dans cette intelligibilité
des thèmes, leur limpidité. Ils ne sont désormais
plus cachés derrière la métaphore d'un film distancié
(comme l'on se moque souvent dans les répliques), ils remplissent
tout l'espace par leur importance, espace d'autant plus infini dans
l'univers féérique et impossible qui laisse le champ libre
aux débats, à propos de la transition de l'artisanal à
l'art de scène officiel, ou même des contractions budgétaires
du gouvernement conservateur ici même au Québec. Le conte
a tout les attraits d'un film urgent et vigoureux qui se classe dans
la verve d'un défenseur et d'un pédagogue de la culture
(Asselin étant d'abord professeur à l'Université
de Montréal). Comme dans bien des situations critiques, c'est
l'exagération, la recherche d'un récit total avant d'être
subtil et d'un message qui occupe tout l'espace possible qui permet
au final le discours théorique et ses ramifications qu'il ne
nous reste ensuite qu'à explorer après coup.
En ces luxurieuses images qui cherchent le relief de ces visages à
la fois tourmentés et exaltés dans une réalisation
qui aurait peut-être gagné à être plus explosive,
il ne faut pas tarir d'éloges devant la somme de leurs qualités
visuelles. Ce qu'on devrait aussi oser désigner comme une véritable
troupe d'acteurs participe de pair au manifeste de l'art intellectuel
du cinéaste. Plastiquement, le snobisme exprimé est donc
justifié et ne fortifie que l'impression d'une dictature capitaliste
d'autrefois en empruntant les effets esthétiques du cinéma
muet et ceux propre à l'avant-garde cinématographique
dont il est en quelque sorte le direct descendant. Une fois le manifeste
signé “La Vie de Fernande Bouvier”, le rêve
doit prendre fin en espérant que la trop courte alliance entre
figures et faux décors s'extirpera un jour de sa diégèse
pour éclairer l'esprit d'artistes, de cinéphiles, de politiciens.
Les personnages redeviennent photographies et objets d'un espace-temps
abstrait pigé de l'esprit créatif de celui qui lui aura
donné vie. Personnages qui, nés de la poussière
d'étoiles, se devaient de redevenir poussière pour clore
le raisonnement de l'univers parallèle. Cette porte sur l'esprit,
comme le baudelairien répondrait ultimement au personnage d'artiste
déchu, le poète se voit parfois obligé de la franchir
à la recherche de la laideur des choses. Car c'est en elle et
seulement en elle qu'on peut parfois y déceler la plus grande
des beautés.
Version française : -
Scénario :
Olivier Asselin, Lucille Fluet
Distribution :
Lucille Fluet, Alexandre Bisping, Paul Ahmarani,
Sylvie Moreau
Durée :
95 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
15 Octobre 2008