CABIRIA (1914)
Giovanni Pastrone
Par Mathieu Li-Goyette
Les jalons d'une histoire sont toujours invisibles. Invisibles dans
la mesure où Cabiria n'est pas le premier long-métrage
de l'histoire, n'est pas non plus le premier film a avoir utilisé
des techniques de mouvement de caméra et de recadrages si perfectionnés.
En fait, l'intérêt d'apposer au film de Pastrone (comme
les étiquettes qu'on appose si facilement sur Griffith: «
père du cinéma américain ») des titres si
grandiloquents revient à rehausser un intérêt artificiel
face à une oeuvre capable d'une telle défense par la force
même d'une dramaturgie (j'insiste sur l'aspect théâtrale
du terme) indémodable. Ancrée dans un décorum romain,
la reproduction de ce climat de guerre punique parvient, grâce
à une maitrise de la mise en scène et de ses trucages
ingénieux à ne jamais montrer le superflu ou le faux,
à mettre l'accent sur des scènes-clés qui proviennent
de cette époque grandement documentée en envolées
tragiques. Noble entreprise qu'est de raconter la chute de son pays
sous la forme des tragédies hellénistiques, les aventures
de Cabiria, princesse de Rome, à travers l'histoire de la prise
de Carthage par les Romains. Des civilisations, celles de la Méditerranée
sont probablement celles à qui l'on doit le plus au point de
vue de l'édification d'une certaine forme d'expression abstraite,
d'une poésie comme disait Aristote qui s'opposait à une
certaine mimésis (mémoire) de la Bible judaïque.
Sans vouloir mêler trop de cartes en superficie ni en cherchant
à rendre l'importance de Cabiria en lignée directe
de celle de Sophocle et autres, le film ci-présent est lourd
d'Histoire et de nostalgie. Reste à voir si ce sont là
des paradigmes encore pertinents et si à travers le siècle
de cinéma qui nous en sépare, l'ambition artistique de
Pastrone a bel et bien survécu à son sujet plus grand
que nature.
1200 plans, 1200 a.v. Jésus-Christ disait la première
affiche. Dès ses premiers tableaux (espèce d'ancêtre
pictural du plan cinématographique tel que perçu aujourd'hui),
Cabiria se dote d'une qualité d'artéfact chez
le cinéphile averti. Une perle rare mère des péplums
et porteuse d'un récit aussi riche de péripéties
et de personnages que d'affreux anachronismes. Reprise sous la tutelle
des souverains de Carthage, le récit de la captivité de
la princesse Cabiria est fort de plusieurs épisodes anecdotiques
qui, à travers l'espace et le temps, montrent comment Rome prit
Carthage et comment Fulvio et son esclave Maciste sauveront in extremis
la princesse d'un sacrifice sanglant au Dieu Moloch (certains se rappelleront
d'ailleurs de l'évocation de la figure démoniaque hébraïque
dans le Metropolis de Lang). Un noble Romain tout à
fait courageux, un servant noir tout à fait musclé et
primitif, une princesse bientôt amoureuse de ses propres geôliers,
la grande oeuvre de Pastrone a vieilli du côté des stéréotypes
prouvant une fois de plus l'aspect d'attraction du cinéma dit
primitif qui entamait tout juste la caractérisation de personnages
au fil du long-métrage. Pas plus qu'un exploit monétaire
et rassembleur à la vieille de la Grande Guerre, toute la puissance
de Cabiria reste dans des qualités bien particulières
et dans des moments (coupables et pittoresques) de mythologie annonçant
dans un vague écho les lubies de Ray Harryhausen, les folies
du film heroic fantasy italien des années 60 et 70.
Dans une scène célèbre où Archimède
conçoit ces grands miroirs pour bruler l'invincible flotte carthaginoise,
c'est de cette magie particulière du trucage, du décor
carton-pâte et d'une musique trop pompeuse qui permet enfin de
se laisser bercer dans l'oisiveté et la naïveté d'une
telle entreprise.
Après le spectacle de Pastrone, le reste du talent déployé
par le cinéaste appartient peut-être bien malheureusement
aux fétichistes de la technique cinématographique. De
ce fait, Cabiria n'atteint que rarement les hauteurs dramatiques
chères à Griffith qui, bien qu'ayant vieillies en surface,
restent toujours aussi efficaces en affect. La mise en scène
du péplum, bien que brillante dans sa manière d'alterner
entre les différents groupes de personnages (celui noble Romain,
celui des captifs, celui des Carthaginois) tout au long d'une odyssée
si exigeante rachète l'attention du spectateur grâce à
quelques uns des grands plans de vue que proposent ce talent visuel
autrement épatant alors que l'on observe l'imagerie qui était
offerte dans le cinéma américain ou français des
mêmes années. La caméra, dirigée par les
mains expertes de Segundo de Chomón (caméraman hors-pair
ainsi que pionnier du cinéma d'animation dans une tout autre
histoire), et les effets spéciaux conçus par le même
artiste (rôle annexe qu'il occupera aussi sur les effets du monumental
Napoléon d'Abel Gance) sont dans une gamme de finesse
qui ne reverra finalement le jour qu'à l'époque de celle
de l'expressionnisme allemand, voire jusqu'au même film de Gance.
Il n'est pas nécessairement question de trucages féériques
à la Méliès, mais bien d'une aptitude à
rendre réaliste la superposition des décors aux figurants
et à restituer une mouvance continuelle dans des plans de vue
toujours en recadrage et en mouvement (luxe facile aujourd'hui, les
mouvements de caméra ne l'ont pas toujours été!).
Derechef, la technique déployée représentant l'intérêt
principal d'un visionnement de Cabiria, l'utilisation de la
profondeur de champ par Pastrone mériterait certainement à
elle seule la révision complète des grandes lignes du
langage cinématographique. Pour faire court, de Citizen Kane
(Welles) à La Règle du jeu (Renoir) en remontant
jusqu'à The General (Keaton et Bruckman) le brevet à
proprement dit de la suppression du montage par l'utilisation d'une
profondeur dans le plan reste dans la catégorie des débats
douteux (on l'avait dit plus haut: les jalons d'une histoire sont invisibles).
De l'embuscade tendue par les troupes de Fulvio aux multiples scènes
extérieures qui donnent à voir un monde étonnamment
réaliste, la perception de Pastrone s'apparente à celle
de la peinture classique des beaux-arts, celle d'une perspective parfaite
et d'une ligne directrice reliant premier plan à plan intermédiaire
à arrière plan. Bref, une vision intelligible et élégante
du mythe, un artisanat néo-hellénistique et bien en concordance
avec la même manie des siècles de la Renaissance à
puiser chez ses anciens une recherche d'un modèle plus-que-parfait.
Encore primitive à l'époque de Pastrone, cette pensée
s'apprêtait pourtant à élever le moyen d'expression
cinématographique à son statut définitif d'art
reconnu.
Version française : -
Scénario :
Giovanni Pastrone
Distribution :
Carolina Catena, Lidia Quaranta, Gina Marangoni,
Dante Testa
Durée :
148 minutes
Origine :
Italie
Publiée le :
12 Septembre 2009