BROKEN FLOWERS (2005)
Jim Jarmusch
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les détracteurs de Jim Jarmusch ont toujours accusé le
réalisateur américain de n'être qu'un habile hipster
toujours apte à dénicher une mode éphémère
à laquelle agrafer son style dénudé et épuré.
Mais la seule tendance que l'on puisse accuser Jarmusch d'exploiter
avec Broken Flowers, c'est celle d'employer l'acteur fétiche
de toute la communauté cinématographique indépendante
branchée américaine actuelle, j'ai nommé le plus
que blasé Bill Murray. Depuis sa performance mémorable
dans le Rushmore de Wes Anderson, il semble que Murray se soit
trouvé une niche prisée en trainant sa mine débraillée
de bedonnant Buster Keaton moderne du plateau de Lost In Translation,
où il interprétait un acteur brulé perdu à
Tokyo, jusqu'à celui de The Life Aquatic, dans lequel
il interprétait un documentariste brulé perdu au large.
Reflet des états d'âme d'un cinéma en quête
d'identité alors que le déclin de l'empire hollywoodien
se confirme progressivement que cette affection pour ce sympathique
paumé à l'épuisement existentiel absolu? Peut-être
que oui, peut-être que non...
Pour sa part, le nouveau Jarmusch, lauréat du grand prix du jury
au dernier festival de Cannes, demeure seulement la suite d'un parcours
créatif entamé dans les années 80 par l'un des
pionniers de cette scène indépendante de plus en plus
fructueuse qui s'est établie en marge des âneries redondantes
d'Hollywood. Les habitués y reconnaitront immédiatement
la touche personnelle du réalisateur new-yorkais, de cette absence
frappante de séismes narratifs à cet humour fin et tout
en clins d'oeil dont il parsème ses films à l'esthétique
dépouillée. Bref, on est en terrain connu. D'autant plus
que Jarmusch s'amuse encore une fois à déboussoler un
pauvre type un peu touriste dans les dédales absurdes de l'Amérique
alors que s'articule autour de lui le moule caractéristique d'un
genre cinématographique connu, ici la comédie romantique
où un homme arrivé à une étape clé
de sa vie décide de revoir ses anciennes flammes.
Don Johnston (Murray) est un vieux don Juan brulé ayant fait
sa fortune en profitant de l'explosion informatique. La seule grande
passion de sa vie aura été le sexe opposé. Mais
son charme est moins éclatant qu'avant et le confort matériel
dans lequel il s'est réfugié ne semble pas pouvoir combler
le vide de sa triste existence de célibataire endurci ayant conquis
toutes les femmes du monde libre. Dans un bel exemple de fâcheux
synchronisme, voici que Don est abandonné par sa dernière
copine (Julie Delpy) le jour même où il apprend par l'entremise
d'une lettre anonyme qu'il a un fils de dix-neuf ans en circulation.
Son voisin Winston (Jeffrey Wright), un Sherlock Holmes amateur plus
déterminé que compétent, lui tord la main pour
qu'il parte à la recherche de la mère de l'enfant en procédant
à une élimination systématique des suspectes potentielles.
Armé d'une compilation de voyage mystérieuse à
souhait que lui a offert son ami détective du dimanche et d'un
itinéraire optimal, voici Don embarqué contre son gré
dans une étrange aventure routière qui le mènera
dans tous les recoins bizarres de l'Amérique moderne.
C'est ainsi que nous aurons droit à l'obligatoire galerie de
vieilles conquêtes retrouvées dont l'existence a suivi
un cours parfois singulier ou au contraire beaucoup trop normal pour
ne pas être insolite et que Bill Murray aura l'occasion de tirer
avantage de son air désemparé et écoeuré
dans une multitude de situations tantôt cocasses et parfois plus
amères. Il est évident que Murray aura un jour ou l'autre
droit aux accusations d'être prévisible et redondant. Mais
pour l'instant, délectons-nous encore une fois de son personnage
subtil et touchant, à la fois si familier et intriguant, de vieux
clown désabusé que la vie a rattrapé. Heureusement,
Jarmusch n'exploite pas le comédien pour servir au public une
autre portion réchauffée d'étude sur l'incapacité
à communiquer dans le monde moderne. Et, s'il ne livre pas son
meilleur film avec Broken Flowers, force est d'admettre qu'il
est loin d'avoir perdu la touche, mélangeant l'humour et le drame
avec une finesse et une dextérité remarquable. La chimie
entre le réalisateur et son acteur principal est impeccable.
Le léger défaut du nouveau Jarmusch est de ne pas nous
inventer son excentrique protagoniste et de plutôt l'emprunter
à l'ère du temps. Alors que Ghost Dog, par exemple,
était un anachronisme surprenant, Don est un bon coup de plus
dans la filmographie d'un Murray confirmant sa crédibilité
nouvelle et sa marque de commerce en attente d'un brevet.
Mais en fait, le réalisateur offre un autre exercice de style
très personnel et subtilement anticonformiste où il s'amuse
à désamorcer les codes et les conventions du cinéma
traditionnel sans tambour ni trompette. C'est tout à l'honneur
de Jarmusch que son odyssée la plus commerciale à ce jour
soit marquée sans équivoque par sa griffe caractéristique.
Que Broken Flowers se termine sans que Don ait eut l'occasion
de faire le point sur le monde, qu'il n'y ait pas de grande morale cosmique
à tirer de l'expérience et que notre héros n'arrive
à aucune réévaluation absolue de son existence
ne surprendra pas les habitués de Jarmusch. C'est un concept
clé pour le réalisateur que d'éviter de donner
au public ce qu'il espère d'un genre particulier. Ainsi, le cinéaste
dont le western éclipsait le duel final en un plan d'ensemble
sans éclat, le créateur inspiré dont le film de
prison sautait de façon délibérée l'instant
de gloire de la fuite évite cette fois le bilan édifiant
du film sur la crise de l'âge adulte. En bout de ligne, Don est
un peu plus névrosé qu'avant et voit son fils partout.
Mais en y pensant bien, cette instabilité nouvelle est déjà
un pas dans la bonne direction pour un homme qui s'était vautré
dans l'indifférence depuis trop longtemps. Ce bout de chemin
qu'il vient de parcourir avec nous n'était que le début
de sa renaissance...
Version française :
Fleurs brisées
Scénario :
Jim Jarmusch
Distribution :
Bill Murray, Jeffrey Wright, Sharon Stone, Frances
Conroy
Durée :
105 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
19 Août 2005