BROKEN EMBRACES (2009)
Pedro Almodóvar
Par Clara Ortiz Marier
Au cours de sa carrière, Pedro Almodóvar a su s’établir
et se démarquer en tant qu’auteur grâce à
son univers et son style propre. Qu’on aime ou qu’on n’aime
pas, on ne peut que constater la manière dont ce cinéaste
reconnu a su faire preuve d’unité au fil des années,
et ce, dans l’ensemble de sa filmographie. Tant dans les thématiques
choisies que dans la mise en scène, les types de personnages
ou les intrigues développées, on ne peut nier une certaine
cohésion, une continuité donnant toute sa pertinence à
une phrase telle que : « J’ai aimé le dernier Almodóvar
». Puisque de la même manière dont on peut parler
du dernier Woody Allen ou du nouveau Eastwood, il devient récurrent
de discuter du dernier Almodóvar, d’en observer les particularités,
mais aussi de le voir s’ajouter telle une nouvelle perle sur le
fil qui unit et compose l’oeuvre prolifique du cinéaste.
Dès lors, on pouvait facilement supposer qu’Étreintes
brisées correspondrait à la facture à laquelle
Almodóvar nous a habitués, jusqu’à l’année
dernière où le réalisateur annonçait son
projet de film portant sur la vie de Marcos Ana, poète espagnol
emprisonné pendant vingt-trois ans sous le régime franquiste.
Certains s’attendaient peut-être à un tournant dans
l’oeuvre du cinéaste, un défrichement de nouveaux
territoires, une nouvelle approche plus biographique ou politique. Mais
gare à ceux qui espéraient qu’Étreintes
brisées soit influencé par cet éventuel, ou
tout au moins hypothétique, changement de direction ; le nouvel
opus du réalisateur s’inscrit parfaitement dans la continuité
de ce qu’il a écrit et réalisé dans le passé,
que cela plaise ou non.
Ainsi, le cinéaste espagnol continue de nous raconter les péripéties
et les drames vécus par les personnages peuplant son univers
où passion, amours impossibles, et morts tragiques sont souvent
au rendez-vous. Pour ce film, Almodóvar s’éloigne
des histoires typiquement féminines pour s’attarder à
l’histoire d’un homme, celle de Mateo Blanco (Lluís
Homar), réalisateur de renom ayant perdu la vue dans un grave
accident de voiture. Suite à celui-ci, l’homme désormais
aveugle adopte le pseudonyme « Harry Caine », insistant
sur le fait que Mateo Blanco n’est plus. Car ce dernier a non
seulement perdu la vue dans cet accident, mais aussi Lena (sublime Penélope
Cruz), la femme dont il était follement amoureux. Cet amour interdit
et brutalement interrompu sert de point d’ancrage à l’ensemble
du film, qui débute quatorze ans plus tard alors qu’un
jeune homme se surnommant Ray X surgit dans la vie d’Harry Caine,
lui demandant de réaliser un scénario qu’il aurait
lui-même écrit. Malgré sa cécité,
le réalisateur reconnaît le jeune homme : Ernesto Martel
Junior, fils de l’homme auquel était mariée Lena.
Cette mystérieuse visite pousse Harry à se replonger dans
ses souvenirs et à raconter l’histoire de son amour impossible
avec Lena, contaminé par la jalousie destructrice du mari, le
sabotage du film qu’il réalisait à l’époque,
et ce terrible incident où Mateo Blanco a cessé d’être.
Dans une multitude de sauts temporels, le film alterne entre les événements
présents et ceux se déroulant quatorze ans plus tôt,
et c’est avec une habileté et une fluidité admirables
qu’Almodóvar parvient à imbriquer ses différentes
temporalités et à passer d’un niveau de récit
à un autre.
C’est d’ailleurs l’une des forces d’Étreintes
brisées qui, derrière son scénario aux allures
simples, cache un curieux jeu de dédoublements et de mises en
abyme. Il faut comprendre qu’en alternant entre le présent
et le passé du personnage principal, il n’était
pas seulement question d’insérer un récit dans un
autre. En bon conteur qu’il est, le cinéaste nous raconte
son film, dans lequel le personnage de Mateo/Harry raconte sa propre
histoire, où il se trouvait lui-même à tourner un
film, dont le récit n’est pas sans rappeler celui de Femmes
au bord de la crise de nerfs, effort réalisé par
Almodóvar il y a de cela vingt ans. Dans cette construction en
poupées russes, le réalisateur espagnol se permet une
autoréférence cocasse qui pourrait être interprétée
par certains comme un manque flagrant d’inspiration, et par d’autres
comme un simple clin d’oeil au milieu du cinéma, une touche
d’humour à qui veut bien se prêter au jeu. En jouant
sur plusieurs niveaux, le réalisateur insuffle aussi cet esprit
de dédoublement à ses personnages, avec leurs doubles
identités, leurs pseudonymes et leurs secrets cachés.
Ainsi, Mateo Blanco deviendra Harry Caine, un pseudonyme nécessaire
et une scission volontaire de la personnalité en réponse
à un passé trop douloureux. Lena, ayant toujours voulu
être actrice, se fera épouse et maîtresse, embrassant
ce double rôle non pas par choix, mais par nécessité.
Judith (Blanca Portillo), amie de toujours et productrice de Mateo,
sera à la fois alliée et ennemie, prisonnière de
ses secrets et de sa mauvaise conscience. Ainsi de suite, les personnages
se révèleront tous dans leur double nature, aucun n’étant
parfaitement blanc ou noir au sein de cette dualité, et c’est
d’ailleurs bien ce qui donne au film d’Almodóvar
sa teinte de réalité.
Bien que l’élément féminin soit moins prédominant
dans le présent effort que dans les précédentes
oeuvres du réalisateur, Étreintes brisées
demeure éminemment « Almodóvarien ». Comme
à l’accoutumée, l’univers d’Almodóvar
se matérialise à travers ces détails qui ne trompent
pas, comme l’utilisation symbolique des couleurs et la musique
marquant fortement les événements dramatiques. Avec une
mise en scène reposant sur une esthétique bien calculée,
Almodóvar compose son film tel un tableau dont aucun élément
n’est laissé au hasard. On peut admettre et admirer la
maîtrise incontestable du réalisateur, mais alors que les
divers éléments de cette grande toile nous sont donnés,
le spectateur se trouve malheureusement à percevoir trop tôt
les grandes lignes de celle-ci. Le dénouement du film se présente
d’ailleurs sous la forme d’une scène où l’un
des personnages passe aux aveux pour se libérer de quatorze ans
de mauvaise conscience, scène où l’on prend un peu
le spectateur par la main pour lui expliquer ce qui s’est vraiment
passé. On nous donne les dernières pièces du puzzle,
ce qui n’est pas sans rappeler la conclusion de Volver
où la mère du personnage principal expliquait tout à
sa fille. Ici, la résolution de l’histoire nous est dévoilée
un peu de la même manière, par l’entremise de la
confession d’un personnage impliqué dans l’intrigue.
Mais ce qui déçoit un peu, c’est qu’Étreintes
brisées offre un dénouement sans véritable
surprise, les révélations semblant presque trop évidentes.
Sans pour autant sous-estimer le spectateur, Almodóvar se permet
cette finale aux allures de signature. En somme, bien qu’Étreintes
brisées ne s’impose pas comme une oeuvre majeure du
réalisateur, force est de constater qu’Almodóvar,
avec ce film très maîtrisé, jette un regard vers
le passé, à l’instar de son personnage principal.
En évoquant son parcours de cinéaste à travers
une mise en abyme évidente, le cinéaste regarde le septième
art dans les yeux afin de mieux lui déclarer son amour. Au-delà
d’une simple histoire d’amour entre un homme et une femme,
il est bien question de témoigner de cette idylle liant le réalisateur
au cinéma depuis déjà plus de trente ans.
Version française :
Étreintes brisées
Version originale :
Los abrazos rotos
Scénario :
Pedro Almodóvar
Distribution :
Penélope Cruz, Lluís Homar, Blanca
Portillo, José Luis Gómez
Durée :
127 minutes
Origine :
Espagne
Publiée le :
1er Janvier 2010