THE BOOK OF ELI (2010)
Albert Hughes
Allen Hughes
Par Mathieu Li-Goyette
Parler de religion, de grands mythes et de genre, tant dans la critique
que dans la simple discussion cinéphile se résume assez
bien à un processus de gargarisme de symboles. Les rebrassant,
les ramenant à la surface du feu toujours brûlant de l’imaginaire
collectif cinéphile (bien différent de celui des nations,
précisons-le), le western et l’uchronie (autrement appelé
« monde post-apocalyptique ») sont afférents à
de longues traditions occidentales de science-fiction visionnaire et
de conquête de l’ouest sauvage. Où les deux semblent
se croiser si souvent avec les multiples I Am Legend jusqu’à
la série de jeux vidéo Fallout, WaterWorld
et plus récemment avec le dernier volet des Terminator
en passant par toute une série de Mad Max, la conquête
de ce « nouveau monde » s’avère on ne peut
plus opportuniste.
Pour dire rapidement, il faut s’imaginer un monde de l’après
où l’héritage d’une certaine société
de la consommation se démantibule d’entre les ruines. La
nostalgie rendue possible par le kitsch qui découle de toute
cette iconographie rouillée à portée de main (comme
si de tous les écriteaux, ceux des McDonald’s et des Wal-Mart
allaient nécessairement survivre aux autres) sert de décors
au long voyage d’un personnage errant, sans passé ni attache,
qui souvent est L'unique espoir de la race humaine. Celle-ci s’avérant
presque éteinte – sûrement à cause d’un
cataclysme nucléaire ou bactériologique – rend l’exercice
des fonctions du héros d’autant plus grandiose. Aussi,
son voyage sera bien entendu parsemé d’embûches techno-cyber-trash-punk
recyclées où les ennemis du bien font la loi armés
de camions blindés et de lance-roquettes.
La formule est connue, elle a la force de proposer le western sous un
angle « contemporain » et d' « actualité »
en permettant aux scénaristes concernés de dissimuler
un récit parfois mal maîtrisé et servant mal sa
matière cérébrale derrière des thématiques
brutales et nihilistes. Encore une fois faut-il avoir à faire
à un scénariste… Eli (Denzel Washington) a en sa
possession une rarissime Bible pendant qu’un chef de village obsédé
(Gary Oldman) poursuit sa quête du tome sacré. Le prétexte
du premier est que des voix lui ont dicté de se diriger vers
l’Ouest, cette inconnue contrée crainte de tous. La fixation
du deuxième est de prendre les Saintes Écritures et d’en
faire un outil d’asservissement et de contrôle spirituel
sur sa populace désespérée par le soleil cuisant
et les famines récurrentes.
Ne doutant pas particulièrement de la qualité de la plume
informative de Garry Whitta (ancien rédacteur du magazine PC
Gamer), il faut cependant souligner les énormes corrélations
qui détonnent dans l’écriture de cette création
des frères Hughes dont la dernière coopération
était le puéril From Hell adapté d’Alan
Moore et qui, entre temps, ont signé leur lot de vidéoclips
hip-hop; préjugés mis à part, l’esthétique
de cette dernière avenue en dit long sur celle qui contamine
les quelques bonnes idées du scénariste Whitta. C’est-à-dire
qu’au départ, l’odyssée d’Eli à
travers l’ouest des États-Unis est un peu le bac à
sable parfait pour signer un franc succès monétaire. La
mode étant à la science-fiction et à l’uchronie
qui se voit renforcée de plus en plus dans les quelques cercles
d’avertis qui auront eu la chance de prolonger le concept via
la bande dessinée (Y : The Last Man, chef-d’œuvre
du neuvième art en cours d’adaptation au cinéma)
puis le jeu vidéo (Fallout 3, un dernier volet possédant
l’une des écritures les plus précises de l’industrie
vidéo-ludique), The Book of Eli aurait pu tomber dans
une période creuse et faire renaître un engouement avant
tout relié aux craintes de l’ère de la Guerre Froide.
Aujourd’hui alors que l’ « axe du mal » terroriste
ne menace plus beaucoup, que des rumeurs courent sur la Corée
du Nord et la Chine, le monde (et par là j’entends bien
celui représenté dans l’espace public) semble aux
prises avec les changements climatiques et les cataclysmes naturels
qui l'accablent (à ce point de vue, 2012 aura fait le
boulot qu’on lui demandait). Le fait est qu’en s’insérant
au beau milieu de cette guerre de sujets chauds, The Book of Eli
se présente avec ses aspirations foncièrement christiques
et occupe le camp peu populaire de la droite ecclésiastique.
À sa défense, il est vrai que le western « est de
droite », il est cependant aussi vrai que c’est pour cette
hargne (souvent réactionnaire) des mythes de la vieille époque
que la formule s’est dissipée aux limites de son crépuscule
et à travers tout un attirail de sous-genres dont l’approche
critique et théorique se fait encore rarement proposer.
Là où la mise en scène des Hughes nuit sensiblement
au petit méli-mélo de l'auteur, c’est qu’elle
se charge du film comme elle se chargerait d’un jeu vidéo.
Longs tournoiements autour de l’acteur Washington incarnant son
rôle bien typé de héros fâché, ombres
et lumières contrastées jusqu’au maximum de sa capacité
de réel, l’univers d’Eli semble enduit d’une
couche virtuelle indéfectible. À notre grand malheur,
des scènes choques montrées lors de ralentis immatures
(faire un film d’adolescent n’exige pas d’être
adolescent lorsqu’on le conçoit) visent même à
montrer le terrible état du monde devenu fertile clairière
pour un catéchisme nouveau genre. Moralisateur, The Book
of Eli s’impose au fil de son expérience comme un
récit biblique où les sermons d’Eli et de Carnegi
(Oldman, toujours excellent) se superposent rapidement à la persona
et à la psychologie réduite des présidents opposés
Obama et Bush; toujours dans l’ombre, Carnegi incarne cette longue
main vaticane capable de s’étendre sur toute la région.
Il y est question de transformer Eli en figure christique qui, bien
qu’il aura finalement perdu la bible, sera en mesure de la retranscrire
mot pour mot à un vieux sage de la prison d’Alcatraz (Malcolm
McDowell) pendant que sa compatriote de voyage (Mila Kunis, pas encore
totalement actrice) prendra la route pour aller venger le martyr d’Eli
dans une croisade fanatique. Car comme l’Eli de l’Ancien
Testament (l’un des derniers juges d’Israël en poste
avant le régime monarchique… qui mourut de déception
lorsqu’il apprît que l’Arche de l’Alliance fut
volée), Eli s’effondrera pour la grande cause de Dieu.
Comme le Christ, il aura donné sa vie pour le salut de l’humanité.
L’Évangile selon St-Eli maintenant encrée par le
sang des ennemis du Père, le grand héros est à
son tour, lors de plusieurs moments de « miracles », confirmé
comme un surhomme religieux. Dans les faits, c'est un symbolisme unilatéral
qui menace de s’effondrer à la moindre réflexion.
On dit qu’on a brûlé « toutes » Bibles
après la guerre, pourquoi tout d'abord et ensuite serait-ce même
concevable que l’humanité telle que présentée
ici oublie toute conception religieuse en moins de 30 ans? Fondamentaux
aux états de crise, les cultes (et il n’est d’ailleurs
jamais question de religion musulmane ou bouddhiste non plus) sont essentiellement
visibles lors des périodes noires de l’Histoire et qu’elles
soient le chaînon manquant d’une après-guerre monstrueuse
m’apparaît au premier chef comme la plus dangereuse incohérence
d’un film qui les collectionne avec la fierté d’un
niais. Réflexions écartées, ce qui se dégage
de l’écran est au moins bien exécuté et se
charge de ses multiples scènes d’action avec une efficacité
faisant parfois regretter ce qu’il adviendrait des frères
Hughes s’ils n’avaient pas un minimum de sagesse pour délaisser
cette volonté maladive d’impressionner (un travelling qui
passe à travers un trou de balle, un autre à travers les
fissures d’une fenêtre, etc.). À force de rendre
conscient le moindre spectateur du processus cinématographique
en cours, le découpage détonne surtout comme une prétention
de faire-valoir n’étant pas nécessaire à
la narration d’une histoire si simple (parce que le simple, en
étant raconté simplement, devient épique s’il
est juste nous ont appris les premiers dramaturges). C’est donc
cette démarche innocente qui détourne malgré elle
l’attention de l’oeuvre sur ses capacités matérielles
et rend enfin The Book of Eli complètement
inoffensif là où il aurait pu être un jouissif brûlot
extrémiste ou peut-être la réflexion réellement
philosophique sur la teneur et la nécessité des religions
alors que l’homme a fait table rase avec son propre empire. En
relayant à la religion la raison de son impossible héros
dans un territoire sans foi, ni loi, la visée implose par sa
propre prétention missionnaire, son regard sur un monde du futur
réduit à des préoccupations qui n'arrivent pas
à être d’aujourd’hui. Et ce n’est certainement
pas le futur qui nous donnera des leçons.
Version française :
Le Livre d'Elie
Scénario :
Gary Whitta
Distribution :
Denzel Washington, Gary Oldman, Mila Kunis, Ray
Stevenson
Durée :
118 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
1er Février 2010