BLINDNESS (2008)
Fernando Meirelles
Par Louis Filiatrault
Il serait facile de condamner le projet même de Blindness
sur des bases purement éthiques. N'y a-t-il pas, en effet, une
certaine perversité inhérente au spectacle misérable
d'une humanité réduite à subir un handicap que
peu d'entre nous seront tenus de connaître? La question est stimulante,
et dépend d'une multitude de nuances qui feront poids dans la
balance. Fort heureusement, les choix de Don McKellar et Fernando Meirelles
dans leur adaptation du célèbre roman de José Saramago
penchent largement du côté de la vertu, et incitent à
une méditation sur la condition humaine doublée d'une
forte dose d'empathie envers ses victimes. Production internationale
s'affichant fièrement comme telle, Blindness propose
une illustration sommaire de la décadence émergeant des
situations de crise, mais surtout un hommage fort éloquent au
privilège de civilisation et au pouvoir de solidarité.
Celui-ci passe par une mise en scène fascinante se démarquant
par sa franchise et son audace.
Le grand romancier français Jean Giono a dit un jour: «
Pour qui sait écrire (et sait ce que c'est que d'écrire),
la caméra est l'instrument le plus gauche et le plus gourd qui
soit ; exprimer une subtilité avec cet instrument est toujours
un travail de gymnasiarque et d'homme-serpent. »* S'il s'exprime
avec une hargne certaine envers l'« art mécanique »
par excellence, il faut reconnaître que l'auteur est loin d'avoir
tort ; de tous temps, les metteurs en scène les plus habiles
ont dû s'efforcer de traduire l'intériorité sous
forme de signes extérieurs, ou de pratiquer des synthèses
aussi éloquentes qu'efficaces. Fernando Meirelles, pour sa part,
s'en remet essentiellement à l'aspect tactile des choses: employant
une pellicule au grain épais (chose de plus en plus rare en cette
ère du HD), le cinéaste brésilien travaille à
saisir la matérialité brute des objets et des visages,
de même que leurs nombreuses imperfections. Cette esthétique
photographique, prolongée par le continuel recours aux angles
de vue inusités, s'accorde tout à fait aux écrits
de Saramago, dont l'objectif était d'évoquer le monde
en fonction de nos relations physiques avec lui. Aussi le film est-il
ponctué de tentatives (au succès variable) de transmettre
littéralement la dissolution optique et la perte de repères
de ses personnages. Mais pour la première fois de sa courte carrière,
le réalisateur de La Cité de Dieu n'hésite
pas à prendre ses distances et à laisser les événements
se dérouler sans qu'une pirouette stylistique ou une obligation
de l'intrigue ne vienne entraver la description. Il ressort de ce traitement
particulier un sentiment de réalisme absorbant, facilitant l'adhésion
(ou la compliquant, selon la disposition du spectateur) à un
récit asphyxiant et souvent frustrant.
En effet, le scénario de Don McKellar comporte son lot de problèmes
qui nuisent au plein épanouissement du film. D'entrée
de jeu, l'irruption des premiers cas de cécité se fait
de façon abrupte et dangereusement unidimensionnelle, un désagrément
que le style « caméra de surveillance » adopté
immédiatement par le réalisateur contribue sans doute
à imposer. Servant essentiellement à introduire les principaux
acteurs du drame, qui seront bientôt réunis dans un même
lieu circonscrit, les premières scènes auraient sans doute
bénéficié d'une mise en contexte plus évocatrice,
en regard du climat social ou des individus eux-mêmes. Mais même
une fois rassemblés, certaines grossièretés demeurent
dans la caractérisation des personnages, notamment celui incarné
par le scénariste lui-même, dont la cruauté restera
ambiguë et le développement, pour ainsi dire, écourté.
Un sentiment d'invraisemblance montre son nez lorsque le personnage
interprété par Gael García Bernal se déclare
dirigeant de son aile sans la moindre opposition, et les observations
concluantes manquent à l'appel en ce qui a trait aux abus des
gardiens militaires de l'édifice de quarantaine où sont
emprisonnés les protagonistes. En somme, l'écriture de
Blindness fait sentir plusieurs lacunes, redevables sans doute
à l'abondante matière du roman original. Elle parvient
cependant à fort bien structurer le processus d'adaptation des
personnages de même que leurs efforts de survie pour le moins...
tâtonnants. Cette réussite doit beaucoup à l'implication
intense des interprètes, dévoués à former
un groupe uni et convainquant, partageant des joies et des angoisses.
Ceux-ci parviennent également à rendre crédible
l'émergence d'une logique tribale qui se fait d'abord hésitante,
puis tend vers les abus les plus atroces et donne lieu à des
scènes éprouvantes qui provoqueront sans doute le dégoût
chez certains. Meirelles, cependant, sait quoi (et quoi ne pas) montrer,
et sait également juxtaposer des passages de grande dureté
à d'autres d'une tendresse fragile, mais précieuse.
Après que le récit prenne sans crier gare une tournure
pour le moins radicale (voire facile), le film se poursuit pendant une
demi-heure sans véritable raison de le faire. N'ayant plus grand-chose
à illustrer si ce n'est que le sentiment de liberté (relatif)
retrouvé par ses personnages toujours aveugles, il n'en revient
qu'au talent de conteur du réalisateur d'entretenir l'intérêt.
Et force est d'admettre que Fernando Meirelles, hormis quelques choix
discutables dans sa mise en scène des gueux errants, se tire
fort bien d'affaire avec une matière quasi-abstraite. Au cours
de ce dernier segment constituant essentiellement une célébration
du plaisir des sens (on retient une belle scène sous la pluie),
le rôle du personnage voyant incarné par Julianne Moore,
à la fois indispensable (en ce qu'il stimule le mouvement du
récit) et problématique (en ce qu'il porte entrave à
l'intégrité du portrait), devient plus clair: figure-vedette
à laquelle peut s'identifier le spectateur, sa présence
en tant que témoin et meneuse donne une portée additionnelle
au subtil moment de révélation traversé par les
protagonistes. L'attribution d'une signification politique (voire christique)
à sa figure est tentante, mais les quelques allusions religieuses
parsemées ici et là demeurent suffisamment discrètes
pour ne pas trop infléchir la lecture, d'autant plus que le film
évite avec adresse de sombrer dans l'alarmisme propre à
nombre de récits vaguement apocalyptiques (à commencer
par le minable The Happening de M. Night Shyamalan, pour n'en
nommer qu'un). Passant par un plan subjectif de toute beauté,
le dénouement du film se fait dans la joie et la sérénité
(chose que la voix paternelle de Danny Glover s'empresse de souligner...),
mais semble tout à fait approprié à la façon
délicate dont le réalisateur le prépare, et dont
les interprètes font pleinement sentir son arrivée. Car
dans la traversée étouffante dans laquelle il s'est proposé
de nous entraîner, Meirelles ne semble jamais avoir oublié
le fil d'arrivée, ni l'émotion qui se devait de l'accompagner.
Son courage (et celui de ses partenaires) est d'avoir foncé vers
les ténèbres sans craindre les réprimandes, et
d'en être sorti avec une chose étrange, souvent laide,
parfois écoeurante, mais continuellement et fondamentalement
vivante.
* Jacques Meny, Jean Giono et le cinéma, Paris, Ramsay,
coll. « Poche-Cinéma », 1990, p. 258
Version française : L'Aveuglement
Scénario : Don McKellar, José Saramago (roman)
Distribution : Julianne Moore, Mark Ruffalo, Alice Braga, Gael
García Bernal
Durée : 120 minutes
Origine : Canada, Brésil, Japon
Publiée le : 6 Février 2009
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