BLIND LOVES (2008)
Juraj Lehotsky
Par Louis Filiatrault
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la cécité
n'est pas un thème étranger au cinéma (comme par
hasard, Blindness de Meirelles joue présentement sur
nos écrans). Mais celle-ci y est généralement perçue
comme un fléau, un facteur de misère, quand elle n'est
pas embrassée carrément comme motif tragique (Dancer
in the Dark). En ce sens, l'originalité profonde de ces
Amours aveugles slovaques repose sur la décision d'approcher
le phénomène sous un angle plus complexe ; non pas comme
une vulgaire maladie, mais en tant que réalité tenant
à la fois de l'inconvénient et de la noblesse. Révélé
à Cannes sans tambours ni trompettes, ce tout premier film de
Juraj Lehotsky surprend et ravit, sans pour autant faire montre d'une
parfaite maîtrise de sa technique.
Dire d'Amours aveugles qu'il s'agit d'un simple « documentaire
» sur les non-voyants serait terriblement réducteur. Bien
que les histoires qu'il relate soient tirées des vies mêmes
des êtres humains meublant son image, Lehotsky s'est en fait assuré
de masquer tout tâtonnement esthétique propre au genre
et de donner à son film la facture d'une fiction traditionnelle.
En fait, Amours aveugles se lit davantage à la manière
d'un recueil de nouvelles, enchaînant divers récits partiels
puis les montant ensemble lors d'un dernier acte de résolution.
Le premier chapitre, malgré son élément d'humour
décalé, donne habilement le ton, à savoir le parti
pris d'observation d'un quotidien placé sur le même pied
d'égalité que celui des gens « normaux ».
L'épisode débouchant sur l'incertitude d'un couple à
l'annonce d'une grossesse en précède un autre étudiant
l'enthousiasme touchant d'une femme d'âge moyen dont l'accouchement
est imminent. Celui-ci est à son tour suivi, dans une sorte de
continuité d'ensemble étonnamment cohérente, d'une
incursion dans les émotions d'une adolescente, solitaire par
différence. Tous ces gens sont bien sûr aveugles, en proie
à des tribulations réelles, et témoignent de leur
condition par leurs actions autant que par leurs paroles.
Par-delà ces tranches de vie mêlant les sexes et les groupes
d'âge, Lehotsky affiche une originalité esthétique
notable et un véritable sens du regard et de l'écoute.
Comme suggéré précédemment, le premier récit,
celui d'un professeur de chorale sexagénaire, impressionne: outre
un instinct de cadrage immédiatement perceptible et une place
allouée aux détails de la vie au foyer, en ressort une
utilisation évocatrice de la musique, ainsi qu'une séquence
d'animation image par image délicieusement kitsch et tout bonnement
étonnante (détonnante, diront les plus cyniques). La suite,
si elle s'avère sans doute plus faible par la présence
hésitante de ses protagonistes, surprend encore par la variété
de ses situations: son couple de tourtereaux de races mixtes est filmé
au parc d'attractions, lors d'une escapade romantique en plein air,
ainsi que dans une boîte de nuit fort agitée. L'histoire
de la future maman s'avère sans doute la plus attendrissante,
la plus rayonnante aussi (voir la quantité de lumière
emplissant les cadres), et laisse place à des conversations poignantes
d'authenticité. Et pour faire part de l'isolement de la jeune
fille du segment final, le cinéaste présente un dispositif
formel d'une remarquable efficacité: mariant les musiques de
Tchaïkovski à l'imagerie des conversations Internet, c'est
toute une réalité psychologique, dépassant celle
des gens aveugles, qu'il résume, proposant une réflexion
sur les problèmes d'estime. Le tout, s'il ne se déroule
pas sans heurts, constitue donc une expérience de visionnement
fort dynamique et intelligente, donnant beaucoup à voir et à
penser en peu de temps (voir la courte durée du film).
« Ça me fait un peu de peine de ne pas le voir »,
dira la femme enceinte à sa coiffeuse en parlant de son enfant,
s'empressant de rajouter: « mais je suis sûre que ce sera
compensé par autre chose. » Il suffit de voir les scènes
magnifiques, tournées quelques années plus tard, en compagnie
du fils devenu beau petit garçon, pour s'en convaincre. Car même
s'il n'est pas dépourvu d'une part d'obscurité (le dénouement
concernant l'adolescente, en plus de conclure le film, est particulièrement
abrupt et insatisfaisant), Amours aveugles donne à voir
des gens fragiles, mais aussi actifs et soucieux de leur bien-être.
Et c'est là qu'il convient de rappeler ce que le film, par sa
forme et sa construction, nous amène à oublier: il s'agit
bel et bien d'un documentaire, canalisant le réel au point de
le rendre transparent. Venant d'une région du globe dont on reçoit
rarement des nouvelles, ce petit film fort astucieux fait chaud au coeur,
et rachète largement ses défauts techniques par une grandeur
d'âme des plus réjouissantes.
Version française :
Amours aveugles
Version originale
Slepe lásky
Scénario :
Juraj Lehotsky, Marek Lescák
Distribution : -
Durée :
77 minutes
Origine :
Slovaquie
Publiée le :
29 Octobre 2008