THE BIRTH OF A NATION (1915)
D.W. Griffith
Par Mathieu Li-Goyette
Le cas de The Birth of a Nation est un cas d’école,
mais aussi un des cas les plus hasardeux de l’histoire du cinéma.
À proprement dit, la première grande oeuvre du cinéma
américain - cette naissance d’une nation, cette apogée
(et renaissance) d’un art jusqu’alors forain - s’est
déroulée à la hauteur de sa réputation:
titre de bouc émissaire d’un débat houleux sur le
racisme et, ironiquement, sous le sceau de l’intolérance
(oeuvre suivante du cinéaste). Reconstitution biaisée
plutôt que fresque historique sur la Guerre de Cessession, elle
aura rassemblé les moyens de production les plus imposants de
son époque tout en s’octroyant l’achèvement
des sept dernières années d’expérimentation
de Griffith, pionnier prodige de la Biograph. D'un héritage du
cinéma dit « primitif », l’intérêt
actuel de The Birth of a Nation n’en est pas pour autant
amoindri. Tant au point de vue de la feuille de route cinéphilique
que de son aspect spécifiquement technique, l’engagement
devant cette charge désespérée des Sudistes, le
montage précipité et éloquent de l’assassinat
de Lincoln, sont tous des morceaux d’anthologie sacralisés
chez les théoriciens, savants, cinéastes, spectateurs
dont le métier même n’eut pu s’en affranchir
avant la nomination de Citizen Kane au même poste délégué.
C’est bien ici de l’institutionnalisation du langage filmique
classique dont il est question, de l’affirmation d’un art
et d’un film responsable de plus d’événements
que l’historien sagace n’oserait répertorier (toujours
en nuançant l’absolu). Et à commencer par l’Amérique
isolationniste bientôt devenue l’Amérique embarrassante
qu’on lui reprocha d’être dans sa propre genèse
autocratique et dont The Birth of a Nation sert si bien de
témoignage.
S’il est autant question du destin (mot qui détient sa
part de croyances et de mythes) des États-Unis, c’est parce
que ces derniers semblent s’inscrire dans une répétition
historique qu’ils semblent avoir eux-mêmes créée
(d’où l’intérêt supplémentaire
aussi anthropologique que littéraire du film de 1915). Dans un
raisonnement qui prendra sa forme complète sous l’Intolerance
de 1916, il n’est donc pas question ici de récit décousu,
d’extravagance technique ou d’hommage au vaudeville, mais
bien d’un retour (et paradoxalement) d’une arrivée
aux préceptes fondamentaux de la narration jadis établie
dans l’Antiquité. Celle qui a traversé les époques
pour rejaillir dans ce que l’on qualifierait au sens figuré
d’une première caméra-stylo (association des gestes
au scénario de manière systématique) et, plus collectivement
parlant, de la mise en place du symptôme des grandes sociétés-sommes
de l’Histoire (celles, qui, par leur influence et leur pouvoir,
purent se permettre d’assimiler l’art étranger).
Ainsi, la division puis la réunion fortuite des familles Stoneman
(Unionistes) et Cameron (Sudistes) s’élaborent dans un
montage comparé, parallèle à défaut d’être
alterné comme le laissait souvent paraître le cinéma
des années 1900 (comme le laisse présager par exemple
les finales chez Shakespeare dès le XVIe siècle dont Griffith
tire plusieurs procédés). Qualités techniques empruntées
chez les Français et les Anglais puis inspirées de la
grandeur des premiers péplums italiens (Les Derniers jours
de Pompéi et Cabiria en 1913 et 1914, respectivement),
l’inspiration méditerranéenne mêlée
à la dévastation de la Grande Guerre qui allait suivre
ouvriront la voie à Griffith et son désir de retranscrire
l’art littéraire et l’art pictural - unique moyen
de communication universel (comme il se plaisait tant à vanter
de ses propres productions) - dans une expression basique et consistante
de l’espace du cadre et du montage « signifiant »
qui n’évoquait encore qu’une gestation théorique
chez quelques autres génies russes qui s’en inspireront
quelques années plus tard en tandem d’Intolerance.
La montée du pouvoir des hommes de race noire, la relation dans
les traditions shakespeariennes d’Elsie et du colonel (représentants
des deux familles exposées), la progression divisée en
plusieurs trajectoires de la montée au pouvoir du Ku Klux Klan
(organisée par notre protagoniste) dans l’anarchie découlant
de l’assassinat de Lincoln, tout le filon de la tragédie
est orchestré en chutes et montées de tension mémorables
qui utilisent la trame en surface de la division, des opposés
manichéens (littéralement blanc et noir) pour introduire
son propre style. À des lieux de la jeune tradition cinématographique
de l’époque, Griffith se fait moins tireur de ficelles
que dramaturge classique où, dans cette longue tradition qu’on
relatait plus haut, l’appréhension et le retardement remplace
la tension. La finalité des personnages est dessinée d’avance,
le procédé à connotation anglaise de foreshadowing
(prédictions d’un futur rapproché) où l’oracle
antique fait maintenant place au cinéaste américain. Il
présente ses personnages comme des entités, des symboles
simplets de la condition de l’homme qui n’ont plus le devoir
de tenir en haleine le spectateur, mais bien à faire progresser
tout en retardant (dans ses péripéties, dans son dénouement,
dans son montage) la fin tragique ou glorieuse que le public connait
déjà depuis la tradition littéraire et celle du
théâtre élisabéthain. C’est loin des
bancs d’essai de la Biograph (qu’il dût justement
quitter après avoir tant peiné à réaliser
des films de plus de 30 minutes) que Griffith embrasse enfin son médium
avec toutes les illusions de grandeur que le remaniement des mythes
- selon son esprit de conservateur protestant - pu l’en enorgueillir.
De l’utilisation spécifique du teint de la pellicule, des
travellings sur grues et automobiles et de la charge finale
du Ku Klux Klan, le cinéma en retiendra quelques-unes de ses
plus belles leçons techniques. Bien qu'encore ancré dans
cette artificialité qu’est le théâtre (auquel
on semble toujours revenir) par ses enjeux brisés sous le poids
du devoir politique et dans cette minutie filmique empruntée
par la bande à l’écrivain victorien Dickens (hypothèse
confirmée et popularisée par les écrits d’Eisenstein
auquel je rajouterais une inspiration de Victor Hugo, même d'Émile
Zola), le concept même du scénario et de son utilisation
en vint à changer, à passer du compte-rendu descriptif
des films à la conception complète sur papier des longs-métrages.
Le scénario n’y est donc plus divisé en tableaux,
mais bien recomposé en plans où chaque élément
réfère une progression, une symbolique (bien plus figurative
que métaphorique il faut le dire) qui vient appuyer l’action;
c’est le plan isolé où un frisson de la mort qui
rôde grimpe au long de l’échine du président
Lincoln. L’action s’y fait désormais de manière
si fluide que même l’intertitre se voit modifié en
passant de l’action propre (qui se trouvait parfois incompréhensible)
au supplément de l’action tellement le langage du cinéma
semble être devenu intuitif. L’histoire peut se dérouler
enfin d’elle-même sans la présence obligatoire d’un
bonimenteur (commentateur de programmes qui fournissait des explications
exhaustives et bien que The Birth of a Nation ne soit pas le
premier de cette espèce, il y marquera une forte progression).
Désormais, c’est une réflexion, une présentation
de personnages, des envolées lyriques substituées aux
autres arts et parfois des fac-similés indiquant les sources
historiques (donc bibliographiques) supportant la réécriture
de Griffith qui s’allieront à sa trame narrative.
Ce n’est enfin plus nécessairement l’enjeu d’un
récit unique, mais bien la manière complémentaire
de relater vision historique et totalité dramaturgique dans une
visée mondaine et bourgeoise à l’époque où
le champ d’étude sera perfectionné avec les hausses
économiques provoquées par l'industrialisation. Parfois
excusé par la critique en tant que petit-fils d’un général
sudiste, d’autre fois excusé dans son rattrapage «pacifiste»
d’Intolerance et innocent du Lys brisé
(1919), le cinéma tel que Griffith l’entendait est encore
source d’inspiration sacralisée chez maint créateurs
de talent (je pense, entre autres, à la brillante introduction
télé d'Orson Welles sur le cinéaste). Pionnier
incontournable puis despote d’un racisme arriéré
qu’on aurait espéré depuis longtemps enterré,
la division - pour autant que l’on accepte l’influence de
ses réalisations - reste douce-amère et c’est peut-être
au long de ce chemin bien sinueux que le cinéma [de David W.
Griffith] se remettra toujours fondamentalement en question : une séparation
bien mince entre ce don de la « machine à rêve »
et de la félonie d'une réalité réinterprétée.
Version française : Naissance d'une nation
Scénario : D.W. Griffith, Frank E. Woods, Thomas F. Dixon
Jr.
Distribution : Lillian Gish, Mae Marsh, Henry B. Walthall, Miriam
Cooper
Durée : 190 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 26 Août 2009
|