BERLINER REIGEN (2006)
Dieter Berner
Par Jean-François Vandeuren
Pour la séquence d’ouverture de son Berliner Reigen,
l’Allemand Dieter Berner plaça judicieusement sa caméra
en plongée au-dessus d’une patinoire et filma les différents
individus valsant sur la glace et changeant de partenaire à un
rythme effarant, formant une ronde de séduction on ne peut plus
aléatoire qui, au premier abord, ne semblera jamais vouloir prendre
fin. Une image simple et subtile, mais qui résume en soi parfaitement
les rouages de cette énième production remettant en question
la nature des relations qu’entretiennent hommes et femmes majeurs
et vaccinés en occident en ce début de nouveau millénaire.
Berner reviendra d’ailleurs toujours à cette fameuse étendue
d’eau gelée pour nous présenter chacun de ses dix
protagonistes qui tiendront tour à tour la vedette de deux des
dix petits épisodes sur lesquels s’étend le présent
long-métrage. Cette chaine humaine débutera lors de la
rencontre plutôt mouvementée entre une prostituée
et un vendeur de drogues. Ce dernier fera ensuite la connaissance d’une
immigrante d’origine russe dont le visa vient tout juste d’expirer.
La jeune femme tombera un jour sur un étudiant blasé qui
tentera de la séduire avant de chercher à reprendre contact
avec une ancienne conquête qui, pour sa part, soupçonnera
son mari d’avoir le béguin pour sa secrétaire qui,
elle, fera plus tard la rencontre d’un photographe de renommée
mondiale, et ainsi de suite.
Un film dont le schéma narratif oscille continuellement entre
les bases du film à sketchs et celles du film choral n’est
évidemment pas facile à orchestrer et surtout à
rendre plausible et intéressant aux yeux d’un public qui
doit alors abandonner plusieurs de ses points de repère, qu’il
retrouve habituellement chez les personnages, pour s’identifier
davantage aux thèmes explorés par les cinéastes
aux commandes. En 1993, Keva Rosenfeld avait tenté l’expérience
avec plus ou moins de succès avec Twenty Bucks en se
servant du parcours d’un billet de vingt dollars pour nous introduire
à l’histoire respective de divers individus. Dans cette
adaptation de la pièce Reigen (La Ronde) d’Arthur
Schnitzler, Dieter Berner et le scénariste Heiko Martens reprennent
sensiblement le même stratagème en utilisant cette fois-ci
les pulsions physiques et émotionnelles de leurs protagonistes
comme fil conducteur. Un concept pour le moins intrigant que le duo
esquisse d’une manière particulièrement adroite,
même si certains traits demeurent parfois un peu trop flous. Ainsi,
alors que Martens réussira à nous faire saisir l’essence
de certains de ses sujets en un temps record, d’autres ne feront
que remplir un rôle purement accessoire dont le but premier sera
de soutenir la dynamique de l’effort. Une irrégularité
qui portera parfois à confusion, même si la courte présence
à l’écran de certains protagonistes appuiera en
soi directement les observations rapportées par les deux cinéastes.
Il peut être par contre un peu frustrant de voir le duo soulever
autant de pistes de réflexion pertinentes sans nécessairement
chercher à aller au bout de chacune d’entre elles. Encore
là, la manière souvent abrupte dont Berner et Martens
abandonnent volontairement certaines thématiques et certaines
histoires pour passer aux suivantes n’est pas forcément
une erreur dans ce genre d’essai, mais elle finit malgré
tout par en révéler les limites. Et même si le résultat
final s’avère en soi prenant à bien des égards,
les deux cinéastes auraient certainement gagné à
se montrer un peu plus ambitieux, quitte à remodeler la trame
narrative de l’oeuvre originale plutôt que de chercher à
lui rester le plus fidèle possible. Berliner Reigen récupère
malgré tout de belle façon le caractère épisodique
que devait posséder un tel récit sur les planches d’un
théâtre tout en le resituant parfaitement dans un cadre
demeurant pour sa part entièrement cinématographique.
Le réalisateur allemand signe ainsi une mise en scène
léchée sans toutefois en faire trop, jouant subtilement
avec sa capacité à se faire oublier pour laisser toute
la place à ses personnages et sa mise en situation sans que sa
facture visuelle ne sombre nécessairement dans l’anonymat.
Berner positionne ainsi parfaitement ses élans entre le caractère
théâtral du scénario d’Heiko Martens et le
traitement moins hermétique qu’exigeait une telle prémisse
sur pellicule. Le tout est superbement complété par l’apport
des comédiens qui auront tous su tirer le maximum de leur temps
à l’écran pour donner à leur personnage respectif
tout le relief nécessaire pour le rendre crédible, mais
surtout humain, pour le meilleur et pour le pire.
Le film de Dieter Berner démontre au final que la pièce
d’Arthur Schnitzler n’a en soi rien perdu de sa pertinence
et ce, même plus de cent ans après sa création.
Si les écrits de Schnitzler ont pu choquer au début du
siècle dernier, ceux-ci évoquent désormais d’une
manière assez juste l’état parfois instable des
relations humaines, en particulier celles de nature purement sexuelle
qui ont été passablement banalisées au cours de
la dernière décennie. Berliner Reigen évoque
d’une manière assez sensée le caractère passager
de celles-ci en nous faisant gravir un à un les échelons
d’une pyramide sociale au coeur de laquelle les plus forts tenteront
évidemment d’avoir le dessus sur les plus faibles. Une
situation qui sera toutefois appelée à changer à
mesure que progressera le récit et ce, jusqu’à ce
que la boucle soit finalement bouclée par les deux cinéastes
d’une manière aussi juste que grandiose. Berner et Martens
portent ainsi un regard vif et sensé sur la façon dont
les hommes et les femmes se mêlent désormais les uns aux
autres, se prêtant au jeu d’autrui sans nécessairement
questionner la nature de leurs intentions. Preuve que la résonnance
d’une oeuvre peut changer d’une époque à une
autre sans que le fond n’ait été complètement
modifié.
Version française : -
Scénario :
Heiko Martens, Arthur Schnitzler (pièce)
Distribution :
Nicole Reitzenstein, Florian Hertweck, Laina Schwartz
Durée :
85 minutes
Origine :
Allemagne
Publiée le :
29 Octobre 2007