THE BAND'S VISIT (2007)
Eran Kolirin
Par Louis Filiatrault
Au cours des années 80, l'épure minimaliste d'un cinéaste
comme le Finlandais Aki Kaurismäki s'est imposée comme une
manière de refuser la surcharge artificielle du climat audiovisuel
de l'époque, comme une manière de renouer avec l'humanité,
passant par un humour noir et confidentiel. Mais tandis que la planète
continue d'accélérer la cadence, force est d'admettre
que ce même minimalisme semble toujours conserver sa fonction
de bouée de sauvetage ; plus près de chez nous, le Continental
de Stéphane Lafleur a récemment su façonner une
abstraction subtile et signifiante à partir de matériaux
essentiellement dépourvus de symbolique, et connut un accueil
proportionnel à sa réussite. Épousant une attitude
similaire, Eran Kolirin embrasse dans son premier film une poignée
de personnages avec le même amour que ses confrères pour
les leurs, et propose une expérience intimiste extrêmement
raffinée dont la délicatesse et la candeur forcent l'admiration.
Le film raconte l'histoire d'un orchestre égyptien se trompant
de bus à l'aéroport d'Israël et se retrouvant complètement
égaré dans la petite ville de Beit Hatikva. Ses publicités
nous ont montré une femme mûre affirmant: « Il n'y
a pas de culture ici. Pas de culture arabe, pas de culture juive...
aucune. » Apparaissant lourdes lorsque citées hors contexte,
ces paroles n'en demeurent pas moins appropriées au sortir de
la bouche de l'extrovertie Dina (l'ardente Ronit Elkabetz, aussi vue
dans Or - Mon trésor), et annoncent correctement le
projet du film, à savoir de dénicher l'humain sous le
masque des apparences (qu'il s'agisse du protocole ou de la désinvolture).
Le scénario, écrit par le réalisateur, observera
donc les 24 heures du groupe durant leur séjour et procèdera
à mettre à nu une poignée d'individus ordinaires
par le simple pouvoir du dialogue. Pas d'échanges électrisants
n'auront lieu, aucun choc notable ne viendra ouvrir les yeux de l'un
à la culture de l'autre... Simplement seront partagés
des secrets personnels mais significatifs entre ces âmes venant
tout juste de se rencontrer, le temps de se remettre en perspective,
puis de repartir vers l'hostilité du quotidien.
Complémentant cette simplicité de l'écriture, Eran
Kolirin orchestre (blague intentionnelle) une mise en scène retenue,
mais d'une finesse insoupçonnée. Dès son premier
plan, le cinéaste affiche un sens de la composition géométrique
(et souvent frontale) fortement expressif, mais aussi un penchant pour
un humour visuel pur et délicieux, tirant allègrement
profit des limites du cadre tout au long du film. Ne s'épargnant
pas une inévitable parenté à Tati, son organisation
des corps privilégie donc moins la lenteur à proprement
parler que la subtilité des mouvements et des expressions (c'est
sans doute sur ce point qu'il rejoint le plus la démarche de
Lafleur). De façon plus générale, le pouvoir de
fascination du film tient aussi beaucoup à sa création
d'un espace quasi-dépourvu de présence humaine, d'une
ville-fantôme au rythme relâché fonctionnant comme
en vase clos. Dans ce paysage clair et dépouillé, les
uniformes bleu poudre des musiciens font immanquablement tache, et semblent
égayer un décor morne par leur seule présence.
L'ultime intelligence inhérente au scénario, c'est d'accompagner
sa plongée au plus profond des coeurs d'un voyage au creux de
la nuit, assombrissant la palette et basculant dans un magnifique assortiment
d'ombres ; à ce titre, la maîtrise esthétique de
Kolirin est confirmée par une série de fulgurants plans
rapprochés sur les personnages-clé, une fois que tout
est dit. Tantôt parfaitement kitsch (et assumée comme telle),
tantôt trempée de l'authentique mélancolie des gammes
moyen-orientales traditionnelles, la musique participe aussi du voyage
et métaphorise même la tristesse tranquille des destins
non résolus (« la vie est un concerto inachevé »,
propose un compositeur raté). Trahie et délaissée
par le passé, Dina avance quant à elle: « Ma vie
est un film arabe », en référence à ces déchirantes
épopées sentimentales mettant en vedette Omar Sharif.
Sous son approche obstinément externe et sobre de la psychologie
humaine (pour ne pas dire réprimée, à l'image du
personnage du chef d'orchestre) bouillonne ainsi un romantisme ardent,
ne parvenant à se montrer le bout du nez qu'au prix d'efforts
herculéens. La difficulté de la rencontre, ce cinéma
de l'humanisme et de l'escale passagère l'exprime à tous
les niveaux, et n'encourage finalement que l'ouverture à l'autre,
dans l'espoir de la création d'un rapport plus durable.
La Visite de la fanfare s'affirme ainsi véritablement
comme un film sans domicile et sans âge. Son récit, d'une
simplicité désarmante (mais aux ramifications thématiques
passionnantes), pourrait se dérouler dans n'importe quel pays
devant composer quotidiennement avec des barrières de langue,
des différences culturelles et des distinctions entre métropoles
et petites bourgades (le Québec, par exemple, ou presque n'importe
quelle nation du monde contemporain, finalement). C'est un film s'adressant
non pas à l'animal avide de sensations ou au citoyen responsable
et gouverné par des valeurs particulières, mais bien à
la part fragile et solitaire de l'être humain, créature
complexe dont le besoin de communication demeure scientifiquement abstrait,
mais instinctivement évident. D'emblée, ne serait-ce que
pour ces raisons, il serait possible de le défendre comme incontournable
; mais ses vertus vont plus loin encore, et en font l'un des très
beaux films de son temps.
Version française : La Visite de la Fanfare
Version originale : Bikur Ha-Tizmoret
Scénario : Eran Kolirin
Distribution : Sasson Gabai, Ronit Elkabetz, Saleh Bakri, Khalifa
Natour
Durée : 87 minutes
Origine : Israël, France, États-Unis
Publiée le : 20 Mai 2008
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