UN AUTRE HOMME (2008)
Lionel Baier
Par Mathieu Li-Goyette
Un autre homme, un autre mâle, un détaché détachant
par sa normalité, détaché des émotions et
du goût. Cet homme gris, François, débarque en campagne
suisse avec sa copine Christine. Elle, institutrice d’une école
élémentaire, fait vivre son mari, nouvel employé
du journal local. Perdu dans ce village enneigé de la région
francophone du pays, François se met à assister aux visionnements
de presse du cinéma du coin. Sa propriétaire, femme du
responsable du journal en question (qui ne se prétend pas plus
rédacteur en chef qu’imprimeur) exige cependant que François
dise du bien des films qu’on présente au sein de son établissement.
Ligne éditoriale compromise, le nouveau critique passe pour un
snob, un adepte de la « modernité » et ira jusqu’à
Lausanne, une fois par semaine, pour assister aux premières…
endroit où il rencontrera la charmante journaliste de cinéma
Rosa Rouge, attachée à un prestigieux journal (dont elle
est surtout la fille du patron, lien de sang oblige). Le filon servi
par des acteurs jouant d'un air détaché, dans une atmosphère
sans musique, on se reporte rapidement vers une esthétique empruntée
à la Nouvelle vague, celle que cherche à créer
Baier comme première impression découlant de son film.
Le fait est que François n’est pas critique, se plaint
de n’avoir aucun bon goût et, malgré ses efforts
à lire des précis d’analyse filmique, se procurer
des films de répertoire, il ne parvient tout simplement pas à
soutenir, à élaborer une pensée digne de ce nom.
Pourtant formé en lettres (et en vieux français qui plus
est!), il désespère, s’abonne à la revue
intellectuelle de cinéma Travelling. Dans les faits, la revue
suisse disparue depuis 1980 sert plutôt à Lionel Baier
d’idéal critique. Comparée aux Cahiers du cinéma,
la revue que plagie François ne s’accorde pas avec le lectorat
du village qui n’y saisit que peu, qui veut simplement –
c’est tout à son honneur, car le septième n’occupe
pas la même priorité pour chacun – savoir si le film
du week-end lui plaira ou non, comme lui fait remarquer l’imprimeur
(« ce n’est pas les Cahiers ici! »). Heureuse exclusivité
poétique que s’offre le critique du film, il se met à
retranscrire sans vergogne les plus beaux passages de la prestigieuse
revue et, ainsi, passe aux yeux de personne comme un homme à
la pensée vivace.
Lorsqu’il est ensuite confronté à Rosa, femme stéréotypée
au possible des milieux journalistes, une vicieuse idylle s’installe
alors qu’il tente de satisfaire le regard de cette dernière.
Exigeante, instruite, lui citant les grands virtuoses du classique,
elle pousse François à se tailler un ego qui n’égalera
cependant jamais ses capacités et qui le poussera à écrire
de grandes phrases ambitieuses pour un lectorat désaccordé
; encore faudrait-il que ces dernières soient légitimes.
D’abord, parce qu’il exerce un métier qu’il
s’est obligé, ensuite parce qu’il n’a jamais
vraiment été friand de cinéma, il est littéralement
« un autre homme » que celui qu’il est réellement.
Se contentant d’observer sa belle Vénus lors des projections,
il prétend avoir comme film préféré Stranger
than Paradise, premier Jarmusch célèbre qui demeure
visiblement la source d’inspiration première de Baier.
Sans trop de repères, errant dans des univers urbains génériques,
la vie de François à la campagne semble se dérouler
uniquement chez lui et aux côtés de sa petite amie qui
ne se doutera jamais de la tromperie. Détruit par son propre
vide, délaissé au final par Rose, l’autre homme
se termine à la manière d’un poète maudit
qui n’a plus rien à écrire lorsqu’il se fait
mettre à la porte pour plagiat (il aura fallu quatre mois pour
que l’on s’en rende compte). Voilà pour le film.
À présent, il reste à souligner que François
aurait bien pu être critique d’art et que le film n’en
aurait pas souffert. En ce sens un film sur la mise à vide de
la culture, Un autre homme semble s’animer de lui-même
par un désespoir profond face à la critique cinématographique
qui, à travers ses péripéties amoureuses et ses
enjeux de faire-valoir manqué, couche sous la même couette
que le journalisme informatif. Et c’est là le pire ennemi
de la réflexion qu’est, avant tout, l’écriture
d’une critique de cinéma.
C’est-à-dire que Baier, malgré quelques fautes révélées
par des personnages peu attachants, une structure de scénario
déboulant rapidement vers ce qui ne semble pas être une
finale, mais bien un hiatus sans arrière-goût, signe un
cinquième film porté par un esprit cinéphile intelligent
et dédié à la critique de son propre art. Par le
fait même, c’est aussi le dépouillement de cette
arrière-scène bien précise que constituent les
étapes de distributions entourant la sortie en salles des long-métrages
qui attirera les regards plus curieux. Si ses dialogues font références
à Rohmer et à l’auteurisme français dans
une verve qui résonne de manière sympathique au connaisseur,
il ne les traite que comme un agrément à un discours portant
bien plus sur la sculpture de nuages de l’écriture journalistique.
Donc à la fois combat contre la diffusion paresseuse de l'art
dans l’espace public des médias (qui semble aussi désespérée
en Suisse qu’ici au Québec) et lecture morale à
un personnage qui n’apprendra jamais de ses propres torts, Un
autre homme s’impose avec un cadrage réfléchi,
un montage qui vise l’efficacité et la mise en évidence
des corps que recherche Baier. Ne craignant pas la nudité, la
pression des corps les uns contre les autres et la brutalité
de ses entre-chocs imprévisibles (dans une crise éloignant
définitivement François de toute possibilité de
salut et pour sa conscience, et pour le spectateur maintenant répugné
lorsqu’il moleste son amoureuse), il y a dans ce noir et blanc
magnifiquement filmé une désir de remettre le cinéma
dans le « vrai monde ». « Ce ne sont que des films
», nous dirait le cinéaste ici convaincu que ces êtres
pervers qu’il filme se prélassent dans une bulle d’air
artificielle. « Moderne, c’est un mot trop facile »,
dit Rosa. Mais oui, elle a raison, c’est un mot trop facile…
C’est que ce mot, comme tout ce que critique le réalisateur,
sclérose une industrie portée à la fois par un
pouvoir de rentabilité et par le talent de précieux conteurs.
Dans ce cas-ci, l’autre homme est celui qui n’a pas sa place,
celui qui vient imposer un regard vide sur un amalgame chargé
de sons et de lumières multiples. Comme chez Jarmusch, il est
celui qui rôde en périphérie d’un monde en
ruine que l’on croirait connaître, mais que l’on aborde
ici comme si pour la première fois la caméra y portait
attention; ce qui ne nous ramène pas très loin non plus
des univers du Finlandais Kaurismäki (L'homme sans passé).
Le couple qui transgresse l’ordre moral fait donc l’amour
lors d’un visionnement de presse, on s’amuse à se
presser les parties génitales à coup de baguettes chinoises,
on suit un personnage qui est lui-même à la recherche d’une
constante nouveauté, car dès qu’il connaîtra
mieux Rosa, il avouera qu’elle lui plaît de moins en moins.
Devant toujours traquer la mouvance des êtres, François
est cependant cerné par son manque d’opinion qui lui fait
alterner son regard d’un point d’intérêt à
l’autre. Incapable de saisir son manque, nous accompagnant jusqu’à
une impasse, le profond cynisme accordé aux discours journalistes
amenuise une réflexion a priori trop touffue pour que le spectateur
puisse prolonger de manière tangible son expérience à
la sortie de la salle. Plutôt apte à se défendre
comme témoin d’une décrépitude intellectuelle
des plus nocives, Un autre homme chuchote à l’oreille
des pires critiques que leur heure est venue, d’une part. De l'autre,
il ne se permet ce débordement que parce qu'il s'est engagé
à convaincre les spectateurs les plus permissifs qu’en
dessous de notre profession, parfois mal exercée, se cache la
possibilité d’une grave imposture intellectuelle. Cette
dernière est la Mère des préjugés, des carences
et des défaites d'abord cinéphiles, ensuite culturelles.
Version française : -
Scénario :
Lionel Baier
Distribution :
Robin Harsch, Natacha Koutchoumov, Elodie Weber,
Brigitte Jordan
Durée :
89 minutes
Origine :
Suisse
Publiée le :
19 Février 2010