L'ATLANTIDE (1921)
Jacques Feyder
Par Mathieu Li-Goyette
Méprisé par l’Histoire, Jacques Feyder est un cinéaste
français d’origine belge qui, dès ce premier long-métrage
doté d’un budget faramineux, fut l’un des premiers
instigateurs d’un réalisme psychologique prématuré
destiné à disparaître ensuite sous la luxuriante
réputation de l’avant-garde française des années
20. Bien avant les plus prodigieuses fresques d’Abel Gance, Feyder
avait déjà à son actif son lot de grandes oeuvres
qui, à bien des égards, font figures d’exception
au sein des productions internationales de l’époque (après
L’Atlantide, on dénote aussi Visages d’enfants
(1925), Grimiche (1926) et - l’historien Sadoul l’indique
- le chef-d’oeuvre Thérèse Raquin (1928),
aujourd’hui disparu). Tourné au Sahara et basé sur
le roman populaire de Pierre Benoît, L’Atlantide
raconte l’épopée du colonel Saint-Avit, revenu du
désert. Lors d’un voyage dans sa mémoire d’illuminé
(dans un flashback qui sera de la durée du film - environ trois
heures et demie), l’homme d’armes raconte la découverte
de la magnifique cité désertique de l’Atlantide
qu’il effectua lors de ses derniers périples avec son compagnon,
le capitaine Morhange. À leur entrée dans la cité,
ils seront accueillis par un peuple indigène vénérant
les divinités d’autrefois et prêtant serment à
la magnifique reine Antinéa, capable d’envouter tout homme
sur qui elle décide de porter son regard : Saint-Avit sera hypnotisé
par cette beauté saharienne et tuera son fidèle ami. Confiné
à sa prison, sa haine pour ses geôliers et le remords qui
l’affectera après son meurtre sans scrupule le poussera
à fuir la captivité en compagnie d’une servante
du château. Une fois de retour à bon port, une fois l’histoire
racontée (et sa charmante dame laissée pour morte de soif
dans le désert sans pitié), Saint-Avit conclut que l’Atlantide
lui manque, qu’il souhaiterait se soumettre aux charmes pêcheurs
de la reine, qu’il préfère enfin les riches victuailles
et les idylles aux mornes cadres rigides de sa vie de soldat devenu
héros de guerre. Voilà pour l'historiette.
Lui-même mobilisé soldat lors de la Grande Guerre, Feyder
est d’abord formé comme acteur chez le pionnier George
Méliès, puis tourne son premier long-métrage qui
lui vaudra plus tard d'être reconnu comme l’un des premiers
cinéastes à filmer à l’extérieur (la
somme des difficultés rencontrées lors de son grandiloquent
tournage dans le désert du Sahara aidera aussi grandement à
publiciser le film et à le faire parvenir jusqu'à nous).
Vanté comme le premier film épique réalisé
grâce à des financements français, la plus grande
caractéristique du film de Feyder, mis à part une direction
artistique et une dynamique de montage particulièrement audacieuse,
se veut sa structure narrative. Alors que la première moitié
de l’opus (un peu plus d’une heure trente) tourne autour
d’un égarement dans le désert, le spectateur se
retrouve devant un temps dilaté, une volonté de faire
durer pour créer la durée. Panoramas désertiques
après rares oasis parsemant le parcours de Saint-Avit, c’est
le long périple du lieutenant jusqu’à l’Atlantide
et sa caverne d’Ali Baba remplie de trésors inestimables
qui demeure aujourd’hui les instants les plus précieux
du film. s
La sueur, les piétinements dans les dunes, l’ensemble est
lancinant, complètement hors des normes du temps et pointe une
simplicité du langage cinématographique de Feyder qui
fait tout le charme du style de celui qui sera plus tard nommé
le précurseur du réalisme poétique français
(Renoir, Clair, Carné, Duvivier, etc.). Dans cet épatement
face à la nature, possible que Feyder ait été à
son insu le prophète à la fois d’une relecture du
genre et d’une utilisation métaphysique de la durée
en salle de son film. Captée dans la plus grande des linéarités
(tant visuelle par ces belles compositions empruntées à
la peinture canonique et classique, tant temporelle par cette omission
des trop longues ellipses), L’Atlantide est une épreuve
du temps face aux galipettes héroïques du montage chez Griffith,
des grossiers accents épiques tant désirés par
le cinéma italien, et des moments de « grâce »
propres aux saynètes bibliques des productions françaises.
Là où un certain cinéma muet épique se place
facilement en parallèle aux grands récits homériques
(ou bibliques, Cecil B. DeMille s’en fera tout un honneur), Feyder
semble être dignement ignorant des succès qui portèrent
le genre jusqu’à lui et qui, à travers l’histoire
du cinéma, prouvent encore que ces oeuvres (celles de Griffith
et de toute son « école d’assistants », pour
ne nommer que le plus célèbre) sont celles qui donnèrent
au septième art son public et son entourage médiatique
et critique. Non, ce qui semble être la plus belle inspiration
de Feyder, c’est le cinéma suédois de son temps
(que l’on qualifie souvent de manière assez floue de «
naturalisme » suédois, passons) et surtout l’expressionnisme
allemand encore tout naissant. Bien sûr, aussi les feuilletons
de Feuillade (Les Vampires ; d’ailleurs, l’actrice
et célèbre danseuse française Stacia Napierkowska,
qui y incarnait Marfa Koutiloff, interprétera plus tard la voluptueuse
reine Antinéa chez Feyder), aussi le goût pour les grands
décors pittoresques qu’il doit probablement à Méliès
et ses fantaisies. En bref, L’Atlantide est un film magnifiquement
simple. Et c’est dans cette simplicité du traitement des
fresques de légendes qu’il présente que se trouve
toute sa poésie. C'est dans cette appréciation du récit
fondateur que Feyder s'avère un grand conteur, qu'il profite
même du point milieu de son film pour faire découvrir à
l'intérieur de l'Atlantide une série d'ouvrages essentiels.
De Voltaire à Molière, Saint-Avit se sait entre de bonnes
mains parce que ceux qui l'ont capturé... connaissent leurs classiques.
C'est un peu ce qui agrippe l'âme du spectateur contemporain lui-même,
se savoir entre de bonnes mains.
Déterrer L’Atlantide au vingt-et-unième
siècle, c’est aussi tenter de faire revoir le film, de
le faire retomber dans les bonnes grâces des cinéphiles.
Odieusement oublié, car on ne peut tout voir, le premier film
de Feyder marque pourtant l’imaginaire et les rêves. Aussi,
c'est jusque chez Resnais que l’on retrouvera et l’excentricité
des décors qu’il reprendra à L’Atlantide
plus d’une fois - je parle de la salle des cercueils des amants
: un vrai mausolée de coeurs brisés et d’amours
trop éphémères - et l’intuition pour ces
destins tourbillonnants du même oeil de la tempête : la
mémoire et sa mélancolie passagère. D’un
point de vue ethnographique, c’est aussi la représentation
du peuple maghrébin présent pour aider Saint-Avit, qui
demeure à la vue des comédiens repêchés sur
place donnant la réplique aux acteurs français de Feyder
(rappelons que la chose était bien rare à l’époque,
tandis que l'on costumait et que l'on attitrait les nationalités
le plus souvent au moyen de vulgaires accessoires).
Parvenant à extraire du désert sa dimension romantique
par une mise en scène de stratège qui se déplace
incessamment dans ses immenses étendues, le regard est constamment
chambardé par les mises en perspectives et le découpage
d’un espace sans décor, sorte de néant blanc et
nacré transpercé par le soleil. Magnifique rareté,
ces premiers plans s’éveillant sur le Sahara et sur la
fuite de Saint-Avit sont les présages de la même luxure
visuelle qui accompagne les dernières séquences du film,
elles, baignées dans la richesse du palais d’Antinéa
et de ses servantes. Alors que Feyder fait culminer la force dévastatrice
des passions amoureuses dont il se sera fait un discours récurrent,
il doit ce premier meurtre passionnel (celui de Saint-Avit à
l’endroit de son ami) à Wiene et à son Cabinet
du Dr. Caligari (1919). Aussi terrifiant, doté d’angles
bien trop semblables pour n’être que coïncidences,
c’est cet homicide et la course effrénée à
travers un dédale de cavernes naturelles qui le précède
qui, pour l’une des seules fois chez Feyder, élèvera
la tragédie au rang d’aliénation. Une psychose avant-gardiste,
une manière puissante d’entamer la fin du rêve de
Saint-Avit tout en marquant le début du nôtre.
Version française : -
Scénario : Jacques Feyder, Pierre Benoît (roman)
Distribution : Jean Angelo, Stacia Napierkowska, Georges Melchior,
Marie-Louise Iribe
Durée : 212 minutes
Origine : France, Belgique
Publiée le : 6 Janvier 2010
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