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ASHES OF TIME REDUX (1994/2008)
Wong Kar Wai

Par Louis Filiatrault

Si son talent est aujourd'hui indiscuté, il ne faudrait pas croire que l'art de Wong Kar Wai ne fait que des heureux. En effet, il s'en trouve beaucoup pour questionner l'intérêt des marivaudages disparates de 2046 (et plus récemment de My Blueberry Nights), ou encore des vagabondages urbains des productions-éclair qui ont fait sa renommée. On associe bel et bien le réalisateur de Hong Kong à un certain néo-romantisme bien ancré dans les moeurs contemporaines, mais un film menace cependant de faire vaciller cette catégorisation restrictive. Ce film est Ashes of Time, qui offre une perspective rafraîchissante et quelque peu différente sur les thèmes habituels de l'auteur, tout en étant bien sûr indissociable de ses autres films sur le plan de la forme. Après une extensive tournée des festivals (dont Cannes, Toronto, et presque le FNC de Montréal), cette dernière version du film de 1994, qui se voudrait définitive, arrive officiellement à la disposition de tous, et permettra aux curieux de nuancer ou d'élargir leur approche du célèbre plasticien de l'écran.

Outre une temporalité médiévale et la présence d'affrontements armés, Ashes of Time ne partage strictement rien avec un film comme le sournois Hero de 2002. D'emblée, les priorités des metteurs en scène s'affichent différemment selon leurs factures visuelles respectives (et leur emploi de la photographie de Christopher Doyle): là où l'imagerie lisse et claire de la méga-production de Zhang Yimou mettait glorieusement en valeur la pureté des nobles combattants, celle de Wong Kar Wai s'attarde aux fluctuations diverses, sépare franchement le ciel de la terre, inonde les surfaces de lumière crue jusqu'à leur conférer une part d'immatérialité (ou de « surmatérialité »). Mais si cette façon particulière de filmer les visages et les choses du monde, de s'intéresser à la valeur expressive des textures et des perspectives altérées, a largement défini l'esthétique du cinéaste au fil des années, c'est le passionnant climat de légende qu'il insuffle à sa narration qui retient ici particulièrement l'attention. La voix off, toujours présente chez Wong, se prête encore à l'introspection, mais s'additionne d'observations anodines, qui enrichissent l'évocation, et s'ouvre aux histoires et aux sentiments des multiples personnages de passage auprès du héros, quand elle ne leur donne pas carrément la parole le temps de quelques méditations. Fait de grandes enjambées et de fureur plastique déchaînée, Ashes of Time, dans ses moments les plus inspirés, captive par la généreuse abondance de sa vision lyrique et l'énergie pure qui la fait carburer.

Les détracteurs de l'artiste seront excusés de ne pas être immédiatement convaincus. En effet, tous les caprices du metteur en scène, qu'il s'agisse du montage quasi-musical ou d'une direction d'acteurs souvent déconcertante, se dévoilent dès les premiers instants et compliquent la compréhension d'une mise en place lacunaire et déconstruite. Bien vite, un va-et-vient faussement dynamique entre deux interlocuteurs tenant essentiellement le même discours, ainsi que le motif pivotant d'une cage à oiseaux, instaurent une redondance visuelle et narrative précoce qui peine à soutenir l'intérêt d'une première intrigue aux enjeux romantiques pour le moins étranges. Quelques instants d'émotion et une certaine angoisse flottante s'en dégagent, mais la cohésion manque à l'appel. Fort heureusement, les choses se redressent lorsque l'illustration se recentre sur les extérieurs majestueux et que l'imagerie expressive reprend la priorité sur les dialogues chorégraphiés. Wong Kar Wai fait alors preuve d'une étonnante intelligence scénaristique en parvenant à bien doser les récits de son personnage principal et des sujets périphériques ; de souligner à la fois leurs enjeux psychologiques, leurs côtés fantasques et absurdes, ainsi que le sentiment du temps qui s'écoule (au fil des jours, mais aussi des saisons). L'écriture déployée est manifestement difficile à décrire, mais s'appuie encore sur une réalisation vorace et incroyablement souple, qui réserve par ailleurs des séquences d'arts martiaux tourbillonnantes et originales, au bord de l'abstraction figurative.

Encore plus impressionnante est la conclusion, que le cinéaste articule avec une émotion intense et une grande cohérence. Pour tout dire (et c'est là où les racines littéraires de l'oeuvre apparaissent le plus évidentes), l'impression laissée est véritablement celle qu'on éprouverait à la lecture des dernières pages d'un roman, alors qu'un narrateur sympathique (ici l'attachant Leslie Cheung) reviendrait sur les anecdotes éparpillées qu'il aurait innocemment partagées, avant de poser un geste qui bouclerait la boucle et permettrait la dernière contemplation d'une thématique transcendantale (ici le souvenir, l'affront de l'inconnu...). Il faut dire que l'effet est hautement amplifié par l'éblouissante contribution de Maggie Cheung, livrant un monologue chargé de douleur dans les dernières minutes du film. Mais le mérite principal revient de toute évidence au chef d'orchestre qui a su rassembler toutes ces visions et ces parcelles d'histoire sous la forme de quelque chose qui affirmerait une signature puissante et soutenue. Car tout, dans ce Ashes of Time flou et frustrant, de son démarrage problématique à ses fulgurances les plus prétentieuses, porte avant tout la marque d'un cinéaste visionnaire et singulier, occupé à se construire une esthétique propre. D'un bout à l'autre, le film se regarde avec la même fascination obstinée que suscitent aujourd'hui chaque nouvelle offrande de Carlos Reygadas ou Nuri Bilge Ceylan, et saura piquer l'intérêt des cinéphiles aventureux qui ne craignent pas un peu de maladresse ou de grandiloquence dans leur poésie.




Version française : Les Cendres du Temps Redux
Version originale : Dung che sai duk
Scénario : Wong Kar Wai, Louis Cha (romans)
Distribution : Brigitte Lin, Leslie Cheung, Maggie Cheung, Tony Leung Chiu Wai
Durée : 100 minutes
Origine : Hong Kong, Chine, Taiwan

Publiée le : 13 Mars 2009