À QUELLE HEURE LE TRAIN POUR NULLE PART
(2009)
Robin Aubert
Par Laurence H. Collin
« We want to see the newest things. That is because we want
to see the future, even if only momentarily. It is the moment in which,
even if we don’t completely understand what we have glimpsed,
we are nonetheless touched by it. This is what we have come to call
art. »
- Takashi Murakami
Il y a de ces réalisateurs qui créent mieux lorsque rigidement
encadrés, et il y a ceux qui ne peuvent atteindre leur excellence
qu’en délaissant les rails du cinéma grand public.
Il y a de ces cinéastes dont le modus operandi est accoudé
à un scénario solide et une pré-production mise
à point, et il y a ceux qui carburent seulement sur cet élan,
cette rage de mettre en images leurs plus marquantes réflexions
avant qu’elles ne s'ankylosent. Oui, la caméra de Robin
Aubert est encore jeune, mais une projection de À quelle
heure le train pour nulle part pourrait déjà témoigner
de la rare puissance d’évocation et même de la nécessité
d’un tel regard au sein de notre catalogue cinématographique.
Film de montage patiemment déconstruit, fresque hallucinée
conduite par une intrigue on ne peut plus éthérée,
sa seconde réalisation après Saint-Martys-des-Damnés
fait office d’un bel enseignement d’une liberté artistique
que l’on ne savoure que trop rarement dans le cinéma québécois.
Pour en revenir à la citation du pionnier japonais de superflat
ci-haut, la force d’attraction exercée par l’oeuvre
en question n’est pas explicable par la cohésion remarquable
de ses thématiques ou encore par sa valeur lorsque prise en tant
que délassement - elle est, tout simplement.
C’est donc découragé par les contraintes qui accompagnent
le support des organismes de financement qu’Aubert quittera le
continent en direction de l’Inde, un projet de film lui trottant
dans la tête - c’est-à-dire guidé par cinq
lignes de scénario couronnées du titre À quelle
heure le train pour nulle part. Avec seulement un producteur, une
preneuse de son et son ami comédien Luis Bertrand à bord,
Robin Aubert et l’équipe se sont lancés dans un
périple de cinq semaines à travers le pays, documentant
les rencontres, déambulations et moments de solitude de leur
personnage, soit un Québécois à la recherche de
son frère disparu dans des circonstances extrêmement vagues.
Il y a d’abord cette chambre d’hôtel, à la
fois refuge et tombeau, dans laquelle sa mémoire ne cesse de
lui rapporter des fragments d’un évènement dérangeant,
alors que son corps s’imbibe du silence qu’il ne peut trouver
dans les extérieurs de New Delhi. Il y ces miroirs, objets omniprésents
lui procurant un étrange moyen de communication avec le disparu.
Et il y a le désert, nappe de soleil interminable dans laquelle
sa volonté de poursuivre les recherches et sa désuétude
s’affrontent plus violemment que jamais. Cette imagerie, dont
les apparitions répétées évoquent le refrain
d’une prière, immerge l’auditeur au coeur d’une
expérience sensorielle sans mode de lecture distinctement épelé.
Malgré son langage visuel agrémenté de symboles
régulés à des volumes aléatoires (le train
comme rite de passage vs. l’homme se défoulant sur son
ombre sur une dune, etc.), il serait parfaitement insensé de
recevoir l’ensemble d’un oeil analytique. Insensé
puisque l’impression générée par une oeuvre
d’art filmique presque dépourvue de ses fonctions narratives
n’a pratiquement pas le choix de se plier à la loi de la
subjectivité ; insensé puisque la démarche d’Aubert
ne permet pas de nettement séparer les situations mises en scène
de celles improvisées. Quoi qu’il en soit, sa vision déferle
vers le spectateur munie d’une envoûtante aptitude à
assortir réalisme et onirisme.
Partir en Inde pour se chercher, se retrouver, se purifier… type
de pèlerinage, certes, archi-connu, mais dont l’emploi
se voit ici joint à une extrospection fort intéressante.
Cette prédisposition à une quête intérieure
quant à l’histoire de l’homme au coeur de À
quelle heure le train pour nulle part n’empêche pas
un dialogue avec la culture hindoue, bien au contraire : que ce soit
lors d’une rencontre avec Queen Harish, danseur travesti tout
ce qu’il y a de plus avenant, ou encore lors d’un échange
sur la foi avec un régional, cette communication entre orient
et occident paraît aller de soi. D’une grande sobriété
quant à ses choix dans l’assemblage d’images du pays
de Ghandi, le film (d’ailleurs monté par Aubert lui-même)
pénètre la nation avec la réserve et le dépouillement
du cinéma direct de Perrault et de Brault, où les discours
possibles se retrouvent désamorcés au profit des impressions.
Et quelles impressions! Le choix esthétique de jumeler l’image
brute et granuleuse aux tableaux plus poétiques est un pari risqué
mais ici entièrement justifié. Accumulant les séquences
d’une grande beauté, que celles-ci peignent femmes voilées
portant un parapluie en plein désert ou encore simplement un
repas local dans un restaurant entassé, la réalisation
feint avec grâce tout penchant vers la carte postale. Pour une
immersion dans une terre inédite quant au regard de notre cinéma
national, on peut ici parler d’une très belle réussite.
Les mots en viennent à manquer ; l’opinion d’un seul
spectateur enchanté ne serait pas en mesure de rendre justice
à l’oeuvre en tant que tel. Comme Aubert l’a exprimé
lui-même, À quelle heure le train pour nulle part
résulte en un registre d’images à emporter avec
soi et à ruminer, et non l’un de ces spécimens parés
au décorticage scène par scène. Que l’on
y perçoive une gamme multicolore d’émotions et de
songes ou que l’on se sente laissé derrière malgré
sa vaste munificence, il ne fait aucun doute que son cachet en vaut
le détour. Étant extrêmement difficile à
cataloguer et encore plus à vendre, il faudra sûrement
faire preuve de beaucoup de patience avant de le voir dans les bras
d’un distributeur pour sa sortie DVD. Les curieux auront donc
le titre d’un film à retenir, et ceux qui ont été
séduits par chaque image et chaque coupure un devoir : user du
pouvoir du bouche-à-oreilles dans le but de faire graviter ce
bruissement positif largement mérité autour du film.
Version française : -
Scénario :
Robin Aubert, Luis Bertrand
Distribution :
Luis Bertrand
Durée :
78 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
12 Mars 2010