ANTICHRIST (2009)
Lars von Trier
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Antichrist. Le titre lui-même tient de la provocation,
substance même de l'art de Lars von Trier. On oublie trop souvent
de le mentionner, à force de le sacrer « grand cinéaste
»: Lars von Trier est en premier lieu un glorieux emmerdeur. Il
est brillant, le sait pertinemment bien et ses films visent parmi tant
d'autres choses à nous le rappeler. Pour cette raison, on voudrait
pouvoir haïr cet homme qui, même lorsqu'il réalise
une humble petite comédie telle que The Boss of it All,
se sent obligé de nous rappeler sa présence en insistant
sur chaque faux raccord commis consciemment, en s'assurant de méticuleusement
rompre l'illusion cinématographique par tous les moyens que met
à sa disposition le septième art. Antichrist,
que le Danois n'hésite pas à désigner comme étant
son chef-d'oeuvre, devrait par conséquent n'être qu'un
autre pied-de-nez d'envergure magistrale à l'intention de tous
ceux qui osent encore le fréquenter. Or, comme pour désarçonner
une fois de plus le public, le cinéaste s'attelle dans un premier
temps à la tâche plutôt traditionnelle de maintenir
un climat d'angoisse psychologique réellement étouffant
et, exception faite d'un prologue formidablement stylisé, se
contente de respecter une ligne esthétique assez rigide. Puis
ce masque de rigueur tombe, un renard nous fixe droit dans les yeux
et déclare que « le chaos règne »… Et
on peut entendre au loin l'ami Lars riant dans sa barbe, satisfait à
l'idée que son auditoire ne sait absolument plus sur quel pied
danser.
Mais au-delà de ces clins d'oeil que l'on pourrait taxer de pure
prétention et des images d'une violence inouïe bombardées
sans aucune pitié au cours d'un troisième acte déjà
notoire, on découvre ici un von Trier au sommet de sa forme,
comme galvanisé par son propre culot. Et cet Antichrist,
une fois que sera oubliée toute la controverse l'entourant, pourrait
en rétrospective s'avérer le film d'horreur le plus maîtrisé
depuis The Shining - comparaison d'autant plus justifiée
que le cinéaste danois admet volontiers l'influence du classique
de Stanley Kubrick sur cette nouvelle oeuvre. Film d'horreur, cet Antichrist?
Sans conteste, et jusqu'au bout des ongles. Original, différent,
atypique, certes; mais profondément enraciné dans cette
tradition maudite d'un cinéma illustrant méticuleusement
la tourmente psychologique en s'enfonçant à la suite de
ses protagonistes dans le gouffre de la folie. Le film tout entier plonge
dans cet état second, la surface de l'écran étant
elle-même parcourue de remous, comme si ce retour cauchemardesque
au Jardin d'Éden n'était qu'une gigantesque hallucination
labyrinthique dans laquelle s'égare le couple Dafoe-Gainsbourg.
Tout le propos du film circule d'ailleurs autour de cette vaste notion
de régression, employée dans un sens d'abord psychanalytique
qui comporte cependant une profonde dimension historique; comme si les
protagonistes, en revenant sur un drame individuel, ouvraient une brèche
donnant directement sur le péché originel de l'humanité
entière.
Antichrist débute en territoire freudien, sur cette
fameuse « scène primitive » foyer supposé
de toutes les névroses. Mais par une tournure catastrophique
des événements, ce moment traumatique dans la vie de l'enfant
annonce plutôt le début d'une crise dans l'existence des
parents. Mort simultanée du fils, de l'espoir et de l'avenir
lui-même: à partir de ce moment, il ne reste plus à
elle et lui qu'un passé traumatique partagé à «
guérir » coûte que coûte. Le père, thérapeute,
décide de prendre en charge lui-même le traitement du deuil
de la mère rongée par le remord. Pour comprendre cette
culpabilité, il part à la recherche de ses sources - jouant
à la fois les rôles de l'époux conciliant et du
thérapeute autoritaire au cours d'une joute psychologique particulièrement
tordue, filmée avec une cruelle précision par l'auteur
d'Europa. Repli sur soi, vers le Ça, dans la mémoire.
Le film de von Trier s'enfonce de force dans le subconscient de Gainsbourg,
avec un certain sadisme, jusqu'à ce qu'il en libère l'horreur
intime - employant Dafoe en guise de tortionnaire aux bonnes intentions.
La foudre qui va s'abattre sur lui est la conséquence non pas
d'une répression personnelle, mais plutôt celle d'un conditionnement
profond; celui d'une femme qui, à force d'être dépeinte
comme source du mal fondateur et de porter sur ses épaules aux
yeux de l'Église le poids du péché originel, en
est venue à l'incarner. C'est ce démon là que va
terrasser Dafoe dans le Jardin d'Éden du cinéma d'horreur,
genre lui-même accusé d'être un nid de misogynie.
En explorant les mythes fondateurs de la culture judéo-chrétienne,
le cinéaste expose bien évidemment la profonde misogynie
de cet héritage - mais il ne produit pas pour autant un film
misogyne dans le même élan. Au final, la rapidité
avec laquelle les détracteurs du film se sont précipités
sur cet argument intellectuellement complaisant révèle
surtout la sensibilité du sujet abordé par von Trier -
réalisateur qui excite la controverse mais ne s'en contente pas.
En inversant les rôles réservés à l'homme
et à la femme dans le schéma traditionnel de violence
sexuelle inhérent au cinéma d'horreur, le Danois commet
un acte audacieux qui, sans être unique à proprement parler,
n'a jamais été aussi assumé en tant qu'élément
d'un discours. Discours dont l'objet final est possiblement la suppression
symbolique définitive à même l'inconscient collectif
(et plus spécifiquement masculin) de ce mythe de la femme-sorcière
qu'incarne avec une intensité époustouflante Charlotte
Gainsbourg. Son personnage, après avoir entamé une thèse
critique sur la persécution des femmes à travers l'Histoire,
adoptera les convictions sexistes d'une religion que l'épilogue
rejette définitivement avec la naissance d'un antéchrist
nietzschéen libéré de l'influence de Dieu lui-même.
Qu'un jury oecuménique décerne à Cannes un anti-prix
à un film qui se livre à une attaque en règle des
plus sombres recoins de la culture chrétienne n'a rien de bien
surprenant. Que son interprétation incroyablement réductrice
du film fasse si facilement l'unanimité au sein d'une certaine
élite critique, voilà qui a de quoi inquiéter.
Il serait plus juste au fond d'affirmer que Lars von Trier n'aime pas
les humains et qu'à cet égard, sa misanthropie ne fait
aucune distinction entre les hommes et les femmes. L'impitoyable Dogville
l'a déjà indiqué assez explicitement. Mais le véritable
enjeu de son cinéma est le pouvoir, invariablement dépeint
de manière négative. Psychanalyse et religion deviennent
ici deux incarnations de ce fléau, deux mauvaises consciences
s'affrontant sans que l'une n'ait raison de l'autre. Ici, les conflits
moraux ne se jouent donc pas simplement sur l'axe du bien et du mal;
et Antichrist ne raconte pas tout bêtement le combat
opposant « le bon » Willem Dafoe et « la méchante
» Charlotte Gainsbourg. Il n'y a à la limite que du mal
dans cette oeuvre, et même dans l'ensemble du cinéma de
von Trier où les manifestations de pouvoir sont non seulement
suspectées, mais systématiquement accusées d'aliéner
la race humaine. Cette méfiance qu'entretient le cinéaste
à l'égard de toutes les tactiques de contrôle et
d'assujettissement, évidente dans Manderlay et The
Boss of it All, ne se limite pas à ses formes institutionnalisées
visibles comme l'esclavagisme, la logique d'entreprise et la religion.
Ce qu'il décrit, c'est aussi une discipline que s'imposent les
sujets à eux-mêmes, l'apprentissage d'une docilité
face à laquelle son cinéma tapageur et railleur fait office
de remède explosif. Son profond désir de destruction relève
de la purification, et c'est en ce sens que le nihilisme animant son
cinéma pourrait être interprété comme la
seule forme d'humanisme en laquelle il puisse encore croire.
Force est d'admettre qu'en jouant si ouvertement la carte de la provocation,
le film de l'hérétique von Trier encourage les réactions
radicales; mais le symbolisme implique un sens du jeu qui n'est qu'en
apparente contradiction avec la violence graphique de cette création
sauvage, branchée directement sur les multiples contradictions
conscientes et subconscientes de son auteur. S'investissant à
la fois des fonctions de philosophe et de thérapeute, mêlant
volontiers théologie et psychanalyse, von Trier est « prétentieux
» à un point tel qu'il force l'admiration - tandis que
le ton caricaturalement appuyé que prennent ses personnages et
la démesure assumée des actions mises en scène
assurent que cette prétention est au moins en partie désamorcée.
La grandiloquence de l'ensemble relève d'un humour décalé
et volontiers ambigu, aisément déroutant, qui exige une
lecture toute en nuances à laquelle plusieurs observateurs ont
tout bonnement refusé de se prêter. Il n'y a pas que de
la réalité dans Antichrist; bien au contraire,
ce paysage mental est un complexe enchevêtrement de rêves
et d'illusions qui exige un certain recul afin d'être appréhendé
correctement. C'est par-delà le choc initial qu'Antichrist
prendra tout son sens, lorsque les gens cesseront de chercher à
savoir si il s'agit d'une oeuvre moralement correcte ou non pour s'intéresser
(réellement) à sa bien réelle substance. C'est
en ce sens qu'on peut affirmer qu'il est trop tôt encore pour
parler du film de Lars von Trier, qu'il va falloir attendre que la controverse
se dissipe avant de pouvoir en discuter sérieusement. Une fois
passée l'hystérie, on pourra commencer à s'amuser
vraiment avec ce film injustement crucifié.
En attendant, Antichrist remplit à merveille sa mission
première de déranger la monotonie ambiante. Cinéaste
inventif, à la fois ascète et mégalomane, von Trier
s'illustre en tant que maître des défis formels toujours
audacieux qu'il s'impose. Son cinéma a le courage de la complexité
et son propos les nuances de ses infinis paradoxes. Parce qu'il a le
courage d'embrasser totalement l'apocalypse de ses réflexions,
de détruire les codes du cinéma pour en proposer sa vision
absolue, le terroriste culturel danois remplit un rôle que ne
pourront jamais satisfaire les justes cinéastes du consensus.
Si une conviction traverse son oeuvre, c'est qu'il faut constamment
faire les choses différemment - se faire violence à soi-même
pour éviter que se resserre l'étau de la complaisance.
Cette méthode radicale accouche de monstruosités, de trous
noirs et de mises en scène assumées de l'inacceptable.
C'est en ce sens que nous avons affaire à un film génial,
ouvert à toutes les interprétations, mais ne se limitant
à aucune d'elle. Au bout de ce voyage au coeur de la mauvaise
conscience de l'humanité, il ne reste qu'une seule certitude:
celle de la féroce intelligence du cinéaste, qui se pavane
une fois de plus avec un mélange d'arrogance satisfaite et d'ironie
autocritique qui n'a pas fini de fasciner.
Version française : Antéchrist
Scénario : Lars von Trier
Distribution : Willem Dafoe, Charlotte Gainsbourg
Durée : 104 minutes
Origine : Danemark, Allemagne, France, Suède, Italie, Pologne
Publiée le : 9 Décembre 2009
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