AMERICAN HARDCORE (2006)
Paul Rachman
Par Alexandre Fontaine Rousseau
1. 2. 3. 4!
La basse vrombit, la batterie charge frénétiquement et
les guitares se mettent à hurler comme si l'heure exacte de la
fin du monde venait d'être annoncée. C'est ainsi que l'on
débute une vraie chanson punk, alors pourquoi changerait-on la
recette lorsque vient le temps de tourner un documentaire sur le sujet?
C'est à peine si le logo corporatif de la puissante Sony Pictures
Classics a le temps de se dissiper. Déjà, les images se
mettent à défiler à un rythme étourdissant:
bienvenue au royaume du hardcore. Ici, les chansons durent à
peine une minute mais personne ne va s'en plaindre, car une attaque
sensorielle dévastatrice n'attend pas l'autre. Dans cette histoire
alternative de la musique que dresse American Hardcore, les
géants se nomment Black Flag, Bad Brains, Minor Threat, Circle
Jerks et SS Decontrol et le punk est plus qu'un simple mouvement musical:
c'est une affaire de vie ou de mort.
Il existe déjà bon nombre de documentaires traitant de
l'explosion punk mais le virulent The Filth and the Fury de
Julien Temple, hymne glorieusement décadent aux éphémères
Sex Pistols, demeure en quelque sorte l'ultime référence
du genre. Par sa forme éclatée, il dégage l'esprit
chaotique du mouvement de manière bien plus éloquente
qu'une thèse anthropologique de 400 pages sur le sujet ne pourrait
le faire. Récemment, le divertissant End of the Century:
The Story of the Ramones a su résumer l'histoire de ce groupe
pionnier sans pour autant s'émanciper des conventions du documentaire
biographique classique. Son traitement convenu le réduisait à
la simple anecdote, éducative et amusante sans plus. Avec American
Hardcore, Paul Rachman relève pour sa part le défi
de raconter cinq ans d'une histoire se déroulant simultanément
sur la côte est et sur la côte ouest des États-Unis.
Si l'énergie du punk se transpose aisément à l'écran,
c'est qu'il s'agit de l'un des courants musicaux les plus photogéniques
qui soient. La matière première qu'il produit est violente,
politique et ouvertement contestataire. Visuellement, sa délinquance
juvénile grouille de vie: rarement un mouvement a-t-il su de
manière aussi instinctive définir une esthétique
qui lui soit propre. À la fois anti-musique et art de performance,
ces prestations furieuses sont l'expression naturelle du minimalisme
régnant durant les années 80 dans les cercles artistiques
prétentieux de New York: alors que de soi-disant artistes se
caressaient la barbichette des heures durant en réfléchissant
à la manière la plus simple qui soit de réduire
tout au strict minimum, de jeunes blanc-becs écoeurés
de tous les centres urbains du pays se regroupaient autour d'une manifestation
viscérale et collective de cette vision.
Aujourd'hui, les images d'archive de piètre qualité qui
constituent une bonne partie d'American Hardcore permettent
de dresser de manière remarquablement dynamique l'histoire d'un
mouvement dont la première - et la plus marquante - des vagues
s'étend approximativement de 1981 à 1986. Elles dégagent
la même énergie sauvage, la même intensité
déchaînée, qu'un vieil enregistrement du groupe
de la région de D.C. Bad Brains ou du Black Flag sous Henry Rollins.
Bref, elles ne font qu'un avec leur sujet. Orchestré par des
fanatiques de la première heure, American Hardcore est
à l'image du mouvement qu'il honore: brusque, un peu brouillon
mais complètement dévoué à la cause qu'il
défend. À l'aide de Steven Blush, auteur du livre American
Hardcore: A Tribal History, le réalisateur Paul Rachman
vient de signer un documentaire qui, à défaut d'être
définitif, fait honneur à l'événement social
marquant qu'il dépeint.
Réaction d'une certaine jeunesse américaine à l'arrivée
au pouvoir du Républicain Ronald Reagan, le mouvement hardcore
s'affirme dès les premiers temps comme une révolte confuse
contre tout ce que représentera pour les États-Unis le
passage des années 80: cocooning, surconsommation, télévision,
hygiène corporelle soignée, politique économique
de droite et lutte féroce contre le communisme. À cette
Amérique idyllique imaginée dans une sitcom des années
50, les punks répliqueront par la laideur et la rage: c'est le
seul langage que leur a appris leur pays. Rapidement, ils organisent
un réseau indépendant de promotion et de communication.
La barrière séparant l'artiste et son public s'effondre.
La salle de spectacle se transforme en champs de bataille.
Bien entendu, les archivistes endurcis et autres mordus d'exactitude
rageront en découvrant que certaines formations-clés du
mouvement hardcore - les Dead Kennedys, notamment - sont absentes de
cet album de famille. Cependant, Rachman et son acolyte Blush livrent
en moins de deux heures un résumé extrêmement satisfaisant
et relativement complet de ce fécond épisode de l'histoire
de la musique indépendante en Amérique. Le montage, bien
rythmé, transpose visuellement l'énergie de cette musique
tonitruante. Les entrevues, judicieusement sélectionnées,
s'emboîtent les unes dans les autres de manière à
proposer un discours uni, pertinent et éclairant. Plusieurs controverses
sont ainsi abordées, le mouvement semblant vouloir faire face
au tribunal de la postérité pour se justifier une bonne
fois pour toute: la genèse du courant straight edge
est clarifiée tandis que Ian McKaye de Minor Threat explique
le texte de la chanson Guilty of Being White, se défendant
bien d'avoir commis un hymne raciste.
Dans l'ensemble, American Hardcore est donc à la fois
intéressant et stimulant: les néophytes comme les experts
trouveront de bonnes raisons d'apprécier ce « rockumentaire
» bien ficelé qui en inspirera sans doute quelques-uns
à utiliser la guitare électrique comme arme pour défouler
leurs frustrations existentielles. Voilà qui demeure, en soi,
un noble exploit.
Version française : -
Scénario :
Steven Blush
Distribution :
Frank Agnew, Jonathan Anastas, Phil Anselmo, George
Anthony
Durée :
100 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
10 Novembre 2006