AMER (2009)
Hélène Cattet
Bruno Forzani
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le genre cinématographique est un grenier mémoriel, un
imaginaire commun d'images et de conventions ancrées dans le
subconscient de son public. C'est pourquoi l'écoute d'un film
s'inscrivant dans un genre donné respecte une logique référentielle,
chaque plan une trappe qui donne sur une autre image aperçue
ailleurs. L'appréciation de ce type de cinéma s'avère
cumulative, le plaisir que nous procure un objet s'inscrivant dans un
canon donné étant proportionnel à l'ampleur du
réseau de connexions qu'il active. Remarquable exercice de style
réduisant le giallo à une série de schémas
visuels et de sensations physiques, Amer est aussi un film
situé dans le souvenir - une vaste « projection mentale
» où les traces cinéphiliques se mêlent aux
réminiscences intimes pour cartographier l'esprit de ses créateurs
de manière originale et éminemment cinématographique.
La réussite de cet essai expérimental ne tient pas simplement
au fait qu'il rejette la nature sérielle du genre, son anonymat
inné, et se réapproprie son langage à des fins
personnelles. Plus encore, le génie du film d'Hélène
Cattet et de Bruno Forzani est de détourner la portée
cognitive du cinéma de genre sans déroger à la
mécanique synaptique qui lui est propre. Le plaisir d'initié
y devient introspection, et le cinéma s'y définit tel
un vocabulaire connoté permettant l'exploration par un agencement
de sensations fortes et d'images détonnantes d'une intériorité
projetée à l'écran sous forme d'hallucination.
Dans Amer, le jeu réflexif caractérisant un certain
pan de la production cinématographique contemporaine n'est pas
une fin en soi. Plutôt que de produire du discours à l'aide
de citations, cette démarche sert à camper l'expérience
de l'insolite dans un espace familier parce que cinématographiquement
inné. Subséquemment, la force de l'opération formelle
mise en branle par Cattet et Forzani repose, du moins en partie, sur
le fait qu'elle réinvestie de leur malaise initial des images
devenues routinières par leur répétition. Le découpage
frénétique auquel sont soumises ces actions a pour effet
de les vivifier, de leur conférer un impact instinctif essentiel
au bon fonctionnement du film. Comme dans La Vie nouvelle de
Philippe Grandrieux, l'affinement des sens est ici systématiquement
décuplé par une série de gros plans visuels et
sonores créant des images tangibles, presque palpables. Le montage
s'intéresse aux interstices du giallo classique, retenant uniquement
d'une séquence donnée ses détails acérés
et sa substance formelle excessive. Ce parti pris extrêmement
physique se traduit par un rejet des lourdeurs narratives dont souffre
habituellement ce cinéma, un refus du récit traditionnel
au profit de ces expériences pures ponctuant normalement les
films du genre de manière épisodique.
Le maelström sensoriel engendré tient en haleine par la
précision de son architecture sonore, par l'intensité
constante des agressions sensorielles qu'il fait subir au spectateur
de même que par la richesse de ses images - à mi-chemin
entre l'onirisme diffus et le souvenir émergeant subitement,
parfaitement clair, des profondeurs de nos archives inconscientes. Au
niveau de l'exécution, Amer est en quelque sorte un
fantasme de giallo; un monstre rugissant qui évacue ces temps
morts dont souffrent même les classiques consacrés du genre,
orchestré pour correspondre à un idéal radical
du potentiel de cette forme. Mais au service de quoi se déploie
cette formidable recherche esthétique? Amer confère
une résonance humaine à un cinéma communément
axé sur le style, évitant l'hermétisme qu'impliquerait
un jeu avec les codes du genre cantonné au régime du culturel.
Débutant sur un épisode traumatique de l'enfance, la fameuse
scène primitive de Freud, le film cherche à mettre en
scène un personnage féminin libéré d'une
certaine forme de censure, confronté par le caractère
sauvage du cinéma d'horreur à la dimension primordiale
de l'existence.
S'il est une réalité concrète qui arrive à
s'infiltrer dans cet univers en apparence abstrait, c'est celle du corps
- obsession du cinéma d'horreur ici scrutée à la
loupe, repensée non pas comme vulgaire commodité à
sacrifier pour les besoins du choc immédiat ou du scénario
mais plutôt comme zone de prospection identitaire. Des corps certes
sexuellement chargés et violemment mutilés, comme dans
tout bon film d'horreur, mais dont le traitement ne relève jamais
de l'exploitation simpliste; le corps est dans Amer l'outil
par lequel est appréhendé le monde et la porte qui donne
sur l'âme de la principale protagoniste, psychologiquement disséquée
par cette mise en scène surréaliste rappelant les meilleurs
moments de Dario Argento. Les couleurs criardes marquant le premier
épisode du long-métrage, divisé en trois segments
quasi autonomes les uns des autres, évoquent à la fois
Suspiria et la structure labyrinthique de la finale de Profondo
Rosso. Les gants de cuir, les rasoirs et les longs plans subjectifs
adoptant le point de vue du tueur nous ramènent quant à
eux aux deux premiers films du maître, L'Oiseau au plumage
de cristal et Le Chat à neuf queues, qui définirent
à eux seuls les grandes lignes du thriller à l'italienne
dans les années 70.
Autre illustre idée fixe du cinéma d'horreur, le voyeurisme
est quant à lui constamment représenté et devient
par le fait même l'un des leitmotiv unissant les trois sections
d'Amer. Cette constante présence d'un regard extérieur
- s'agit-il du spectateur faisant irruption dans le subconscient à
ciel ouvert mis en scène par les réalisateurs? - se rattache
à la réflexion qu'élabore le film sur le corps:
un corps féminin désiré, donc épié,
qui prend conscience de son pouvoir d'attraction durant un second tiers
illustrant l'adolescence et l'éveil sexuel de cette héroïne
décrite à l'aide d'ellipses mais sondée en profondeur.
Encore une fois, le duo Cattet/Forzani emploi un motif fondamental du
giallo afin de méditer sur la question identitaire animant Amer.
Par-delà l'exercice de style brillant, l'essai du tandem se distingue
par son désir pertinent d'offrir autour des automatismes du genre
un portrait instinctif d'un vécu sous-entendu par le genre qu'il
déconstruit. Chez eux, le questionnement cinéphilique
débouche sur l'introspection. L'acte de penser le cinéma
conduit à une réflexion sur l'identité. Cette dernière
se construit-elle avec l'aide du cinéma? Le cinéma est-il
un simple reflet des voix individuelles qui l'animent? L'existence de
genres unissant autour de règles strictes des êtres issus
de milieux différents laisse plutôt croire que le cinéma
s'alimente d'un vécu commun, et rassemble autour de ces modèles
en apparence fixes des communautés partageant un certain bagage
existentiel. Amer, quant à lui, prouve que ces modèles
n'ont pas à rester prisonnier de leurs propres limites officielles.
Version française : -
Scénario : Hélène Cattet, Bruno Forzani
Distribution : Marie Bos, Delphine Brual, Harry Cleven, Bianca
Maria D'Amato
Durée : 75 minutes
Origine : France, Belgique
Publiée le : 28 Octobre 2009
|