ALPHAVILLE (1965)
Jean-Luc Godard
Par Alexandre Fontaine Rousseau
«Il arrive que la réalité soit trop complexe pour
la transmission orale. La légende la retransmet sous une forme
qui permet de courir le monde». C'est sur ces mots que débute
Alphaville. Cette réalité trop complexe pour
les mots, ce pourrait être ce monde froid et mécanique
que voyait Godard autour de lui, et la légende, le cinéma
qu'il utilisa avec une adresse remarquable pour décortiquer ce
qu'il en comprenait. Godard utilisa le Paris des années 60 pour
créer de toute pièce son univers futuriste car il y voyait
déjà la matière première de cette société
désincarnée qu'il craignait. Décision budgétaire
mais aussi symbolique fort caractéristique de l'esprit de la
Nouvelle vague, elle dicte la facture visuelle du film. Cette réalisation
insolite de Godard, qui cultive tout au long d'Alphaville l'étrangeté
avec une admirable ferveur juvénile, permet justement d'absorber
avec plus d'intérêt le contenu idéologique de ce
film dont la démarche intellectuelle demande un certain effort
à son public, ne serait-ce que par ses dialogues carrément
littéraires truffés de références à
toutes les strates de la culture.
L'agent secret Lemmy Caution (Eddie Constantine), personnage tout droit
sorti d'un film noir américain mais par ailleurs servi à
la sauce française, est envoyé à Alphaville
pour liquider le professeur Vonbraun (Howard Vernon), inventeur de l'ordinateur
fasciste Alpha 60 qui dirige cette société aux forts relents
orwelliens en lutte constante avec l'art et l'amour. Dans cette ville
inhumaine peuplée de femmes fatales qui ont un numéro
de série tatoué sur le corps, de pauvres camés
qui grignotent inlassablement des Kellog's Smacks et où
l'on ignore le sens du mot conscience, cette grande gueule qui ne vit
que pour l'or et les femmes fait figure de sérieux anachronisme.
Peut-être est-ce pour cette raison qu'il intrigue la belle Natasha
Vonbraun (Anna Karina), fille de l'éminent savant qui pourrait
bien être la clé de la mission de Caution. Film de science-fiction
tourné à grand renfort d'imagination plutôt que
d'argent, Alphaville jongle alertement entre de grands élans
philosophiques et la parodie pince sans rire sans jamais perdre le sérieux.
Critique poétique des régimes totalitaires encore fort
pertinente aujourd'hui, le film demeure une oeuvre clé du parcours
créatif de Godard, l'une de ses plus limpides et ludiques.
Chargé d'une urgence palpable, Alphaville exprime avec
force les craintes de son créateur face à une utilisation
aveugle de la technologie de même qu'à la disparition des
sentiments. Dans une scène centrale du film, on exécute
des ennemis du régime accusés d'avoir agis de façon
illogique au cours d'une cérémonie presque théâtrale
orchestrée pour divertir l'élite. Caution apprend que
dans cette sinistre métropole, «pourquoi» est une
question qui n'existe pas. Il faut obéir sans demander d'explications.
Or, par une tournure finale d'un romantisme naïf, la rédemption
de l'héroïne de Godard passe par le retour de son sens de
l'humour et de l'amour. Tout n'est pas que réflexion dans son
univers, et c'est justement la passion que célèbre en
fin de compte ce film remarquable.
Bien entendu, ceux que l'économie de moyens repousse seront sceptique
face à ce film de science-fiction dont l'élément
le plus futuriste est un gigantesque ordinateur à bobines aujourd'hui
dépassé mille fois plutôt qu'une par n'importe quel
ordinateur domestique. Cependant, à une époque où
la menace technologique était plus souvent qu'autrement incarnée
par des robots, Godard avait déjà détecté
l'énorme potentiel de l'informatique dans le domaine, et ce trois
ans avant le 2001 de Kubrick. Mais en filmant sa ville de façon
inventive, Godard relève avec brio le pari de créer un
univers étranger à partir d'éléments architecturaux
familiers, de faire voyager sans se déplacer. Cette approche
courageuse lui aura aussi permis de rendre véritablement tangible
l'actualité du sentiment qui avait inspiré ce petit périple
dans l'avenir.
Drôle, inquiétant, animé par une colère et
une inquiétude palpable, Alphaville est l'une des meilleures
transpositions à l'écran d'un univers dans la veine de
l'inévitable 1984. Devant la triste pertinence d'une
telle critique sociale à notre époque, cette bizarrerie
stylistique de l'enfant terrible de la Nouvelle vague prend une nouvelle
signification et demande plus que jamais à être considéré
parmi les classiques de son auteur. Fièrement anticonformiste
et joyeusement original, Alphaville est l'un des meilleurs
films de science-fiction cérébrale de tous les temps.
Version française : -
Scénario :
Jean-Luc Godard
Distribution :
Eddie Constantine, Anna Karina, Akim Tamiroff,
Valérie Boisgel
Durée :
99 minutes
Origine :
France, Italie
Publiée le :
17 Novembre 2004