ALL QUIET ON THE WESTERN FRONT (1930)
Lewis Milestone
Par Mathieu Li-Goyette
L’un des premiers long-métrages sonores à se détacher
corps et âme de l’esthétique et du verni muet des
grandes productions des années 20, All Quiet on the Western
Front a la particularité d’être un peu le film
somme des premiers pas de l’industrie hollywoodienne. Quelques
quinze ans après le triomphe des studios de Californie face au
monopole d’Edison, quelques quinze ans aussi après la consécration
populaire de Griffith aux commandes des plus grandes productions jamais
créées. Si l’arrivée du parlant dans les
années 20 fut un coup de dés financier suivi peu à
peu par la totalité des studios, la maîtrise de l’enregistrement
du son (studios de doublage, techniques de prise de son, invention de
la perche, etc.) est, pour sa part, une histoire qui occupe l’avant-plan
de quelques films célèbres (Singin’ in the Rain,
Sunset Blvd.) qui poseront, sur l’époque révolutionnaire
de la venue du son - un regard à la fois empreint de nostalgie
et de supériorité - il aura fallu plusieurs années
avant de rétablir la réputation des cinéastes en
périphérie de Griffith, Chaplin et Keaton à la
condition d’avouer un cinéma d’art autre que celui
d’Europe. Le fait est pourtant que le muet américain est
souvent écarté au profit des tendances d’avant-garde.
Autrement dit, il s’avère d’autant plus important
de se pencher sur celui-ci et, qui plus est, qu’il concrétise
dans sa création, sa qualité et ses ambitions narratives,
l’hégémonie des studios américains sous le
meilleur et plus limpide sens du terme. Celui de la clarté du
récit et de la puissance des émotions de l’humanisme.
Dès ses premiers plans, All Quiet on the Western Front
se charge de l’héritage du muet et se dégage immédiatement
des obligations techniques des premiers parlants. Picturale, portée
par un fin regard sur l’Allemagne des années 10, la mise
en scène de Milestone (ancien soldat américain de la Grande
Guerre devenu monteur à son retour puis nommé réalisateur
par l’excentrique producteur Howard Hughes) poursuit une lancée
qui allait le consacrer comme l’un des grands visionnaires de
la Universal et digne contrepartie du travail tout aussi méticuleux
qu’exécutait Frank Borzage à la Fox. C’est-à-dire
une influence bien sentie de l’expressionnisme allemand et des
techniciens et cinéastes débarqués d’Europe
à l’époque (Murnau, Sjöstrom, Christensen,
Sternberg) qui, au temps où Milestone se décide à
raconter l’histoire d’un régiment de soldats allemands
de la première guerre mondiale, forcent le metteur en scène
à égaler les prouesses visuelles et le goût pour
un esthétisme du ténébreux et du glauque voisine
à la représentation acariâtre, germaine de la guerre
14-18 (Otto Dix, George Grosz de l’école de La Nouvelle
Objectivité). D’abord en reprenant le point de vue allemand
tel que narré dans le roman homonyme d’Erich Maria Remarque,
ensuite en délaissant la mise en emphase des grandes scènes
de combat pour retourner son attention sur une volonté plus psychologique
de pénétrer l’esprit des soldats Kat et Paul principalement,
All Quiet on the Western Front se force de s’exprimer
dans un souffle épique à visage humain. Là où
la troupe se fait héros plutôt que l’individu, c’est
aussi là que le sort de ceux qui étaient d’abord
étudiants dans la campagne allemande seront amenés à
parcourir l’Europe en quête de défendre les frontières
de la mère patrie. Jouant ainsi sur une quête du légitime
aussi caricaturale dans son observation que caricaturée dans
son exécution, on semble jouer dans la cour de l’ennemi
pour mieux faire l’éloge de l’honneur du combat.
C’est qu’il faut aussi se rappeler qu’il y avait,
à l’époque (d’autant en 1930, soit un an après
le krach boursier qui faisait s’écraser les années
folles sous toutes leurs ambitions) encore un réel esprit chevaleresque
qui habitait les arts de la scène. Qu’on pense aux sérials
d’aventure ou encore à la littérature populaire
du temps, le siècle n’était pas encore tout à
fait moderne, sa relation à la mort et aux cataclysmes pas encore
celle qui se révéla après la Shoah et Hiroshima.
Comme si le monde n’avait pas vécu encore de traumatisme
aussi bien documenté que la Seconde Guerre et le Viêt-Nam,
le cinéma des grands sujets des années 30 vise encore,
lui, à soutirer au bon spectateur une posture civique avant tout.
De ce regard tracé par un cinéma de bonne volonté
en ressort enfin peut-être la plus simple épure du discours
pacifique (ou du moins, l’un des plus efficaces) portant non pas
sur les pertes des confrères, mais bien sur l’effritement
de la conscience humaine, pire encore, l’aube, la suggestion qu’un
jour l’humanité pourrait se refuser sa propre existence.
Et lorsque Kat revient chez lui en fin de parcours, qu’il tente
de dissuader une classe d’élèves portés au
combat par le même professeur qui, il y a à peine un an,
l’avait convaincu de prendre les armes pour l’Allemagne,
c’est là peut-être la force de bonne augure du drame
de guerre qui fait irruption et qui, d’un ton tout à fait
paternel, maintient que la bataille est en soi un traumatisme dur à
porté pour ceux qui l’on combattu.
Donc réalisme psychologique mis de l’avant, All Quiet
on the Western Front est aussi sympathique quant à sa volonté
d’y aller d’un éventail de représentation
des différentes puissances en action. Alors que les soldats arriveront
en territoire français et qu’ils se réjouiront de
quelques dames du pays, on saisit derrière les travellings grandiloquents
de Milestone et l’étalement de la puissance de production
qu'il suffit maintenant, par le montage sonore nouvellement arrivé,
de faire déborder du cadre l’épique pour le faire
ressentir (et l’entendre) sans jamais le montrer. Qu’en
filmant un soldat effrayé dans son trou d’obus et en faisant
passer au-dessus de lui des ombres et des pieds, si le son se met en
renfort, l’effet terrifiant des lignes de tranchées sera
atteint par un judicieux découpage ici capable d’exploiter
de petits espaces confinés à travers lesquels le montage
et les jeux de foules permettent de situer l’action; on saisit
l’ampleur de l’engagement par le positionnement de la plus
petite unité de plan. Si petit, dans si grand.
Pareillement à ce raffinement du cinéma épique
enfin atteint par l’arrivée du son (le cinéphile
attentif dénotera plusieurs erreurs sympathiques de montage sonore
alors que la prise de dialogue dépend trop souvent de ce qui
se trouve entre l’objectif de la caméra et le personnage…
jusqu’à rendre certains passages inaudibles par la faute
des foules feutrant les paroles), All Quiet on the Western Front
parvient aussi à se détacher facilement des personnages
qu’il met en scène. D’abord parce que peu d’entre
eux s’avèrent de grandes stars du moment, surtout ensuite
parce qu’il filme la guerre et le manichéisme à
hauteur d’homme où, dans la plus troublante scène
du film, un jeune soldat est pris dans un cratère d’obus
avec l’homme qu’il vient de sauvagement poignardé.
C’est qu’ils ne voulaient pas se tuer, ils n’avaient
pas le choix, ils craignaient tous deux que l’un saute sur l’autre
adversaire. Pris dans cette indécision surenchérie par
la barrière de la langue, c’est le drame du simple homme
de guerre (« tuer ou être tuer ») qui, dans son absolue
démonstration, dévie dans la plus pénible absurdité.
Alors que, comme le dit le jeune homme triomphant, rien ne les portaient
à s’entretuer pour des puissances et des états-nations
s’étant déclarés de façon égoïste
la guerre, la force maîtresse du grand récit d’Erich
Maria Remarque demeure dans cette critique de l’hubris - la volonté
de violence et de chaos découlant des crises d’impuissance
- de l’homme.
La dernière question étant maintenant si Milestone en
fait une alternative idéaliste des guerres de son temps, il y
a certainement dans son oeuvre la plus connue une vision antagoniste
à l’implication des Américains dans la guerre. Il
est alors permis pour le réalisateur de discourir sur son propre
pays, désamorçant l'idée du film de propagande
tout en amorçant un regard de l'autre (en l'occurrence l'ennemi)
qui, par les prises de positions morales et pathologiques, allait changer
définitivement la manière dont le film de guerre serait
utilisé (et regardé) tout en ouvrant l'une des décennies
les plus politisées et méconnues du cinéma américain.
Il n'y avait pas là pourtant la poésie des plans, des
rimes visuelles ou de la musique (qui se campent très simplement),
mais bien la force des hommes, des guerres et d'un amour soudainement
créé à même les ruines du chaos: un récit
puissant et surtout une écriture dont la précision s'avère
encore aujourd'hui perdue derrière les façades accumulées
de l'industrie hollywoodienne.
Version française : À l'Ouest rien de nouveau
Scénario : George Abbott, Maxwell Anderson, Erich Maria
Remarque (roman)
Distribution : Louis Wolheim, Lew Ayres, John Wray, Arnold Lucy
Durée : 133 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 26 Janvier 2010
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