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AFTER MIDNIGHT (1927)
Monta Bell

Par Mathieu Li-Goyette

Le cinéma parlant a longtemps été pris pour un cinéma perverti. On a aussi longtemps cru du cinéma muet qu’il était un cinéma incomplet. Si nous admettons a présent que nous venons de scinder en deux la façon de voir le cinéma, vous comprendrez alors pourquoi le cas Monta Bell en est un des plus intéressants. En effet, la transition entre 1927 et 1936 du cinéma mondial s’est effectuée (Singin’ in the Rain, Sunset Boulevard et autres nous l’auront démontré) dans l’abandon le plus total des cinéastes de la première grande époque au profit des nouvelles têtes de turc ne jurant que par les possibles avancées technologiques du cinéma (une décision, vous remarquerez, qui a été la plus populaire de tout temps). En fait, pour faire un peu d’historiographie, peu de cinéastes uniquement muets ont passé l’épreuve du temps et ont mérité un regard rétrospectif si attentionné. Keaton, Griffth, Dovjenko, les avant-gardes françaises, ces apogées et déclins s’expliquent souvent aux fluctuations économiques, à la crise de 1929, la montée du nazisme, le début des dictatures. Quelque part dans toute cette histoire ciné-politique se blottit Monta Bell, dissimulé sous un siècle de son et de son propre romantisme.

After Midnight est un film rare que le cinéphile chérit en égoïste en attendant l’édition improbable de l’oeuvre du cinéaste sur support numérique. Condamné à se figer dans le temps et l’espace sur quelques rares bobines de film à travers les cinémathèques du monde, le film de Monta Bell est néanmoins une mine d’or riche en émotions et en prolongements critiques sur son temps qui peinent à expliquer l’exclusion complète que lui prêtent aujourd’hui les divers dictionnaires et encyclopédies du septième art. Tiré d’une idée originale de Monta Bell et scénarisé par Lorna Moon (écrivaine fidèle du cinéaste), le film s’inscrit comme une retranscription révélatrice de son temps des années folles. Dès les quelques premiers plans rappelant le zeste frénétique des Soviétiques de la même époque, After Midnight plonge dans le quotidien de deux jeunes soeurs partageant le même appartement à New York, lieu sélect qui n’a pas perdu le charme filmé des premières vues Lumière (les données manquantes sur le sujet, je soupçonnerais le tournage étonnament fait en lieux réels). La prémisse est simple, Mary et Joe Miller (deux soeurs) sont à la recherche du bonheur dans une Amérique qui a tout à leur offrir. La première travaille sans relâche comme serveuse et danseuse dans un club luxueux où sa soeur se fait fréquemment inviter en tant qu’escorte pour quelques riches bien bourrus d’argent et d’idées sournoises. Dans un climat d’aisance et de laissez-aller, la perception opposée que chacune des soeurs offre à l’autre fait participer le récit à un dédoublement classique du pauvre et du riche, du bon vivant et de la prétentieuse.

Après que Mary se voit tomber sous le charme d’un jeune voyou qui lui promettra de se ranger, d’économiser et d’aider sa nouvelle petite amie à parvenir à ses rêves, la distance entre les deux soeurs se creuse, ne laissant plus qu’un fossé malandreux, marqué par les codes civils et les abstinences d’une époque qui, à défaut d’être dramatiquement encore efficace, propose une qualité « documentaire » à une oeuvre déjà nantie de plusieurs surprises visuelles. Tout d’abord acteur dans un moyen-métrage de Chaplin (The Pilgrim en 1923), Bell se démarque tôt chez la MGM en propulsant Norma Shearer au rang de reine du studio à travers plusieurs films où, disent les historiens, l’affinité entre le metteur en scène et la jeune actrice montréalaise se développe amoureusement dans une collaboration qui viendra teinter les débuts de Greta Garbo (laquelle doit son premier rôle au cinéma à notre illustre inconnu). Donc d’une formation cinématographique pauvre, Bell étalera ses talents de producteur et de réalisateur rapidement en s’affirmant comme un grand mélancolique de la société contemporaine. Souvent pantois devant l’excès, le cinéma de Bell n’est pas tant un jeune cinéma d’intervention. Il n’est pas non plus un cinéma riche en métaphore (bien qu’elles soient présentes, leur facilité font plutôt tanguer vers le sourire). Sa vision cherche à confronter le destin tragique classique à la tragédie; renverser les déceptions attendues en surprises de mauvais augure.

Les nerfs à vif, l’art « incomplet » de Bell emprunte son efficacité à des plans mobiles exécutés avec finesse, à une vitesse du montage et du champ contre-champ visuel rapide entrecoupant certains intertitres criant le besoin du son pour restituer aux héroïnes toute la promptitude de leur caractère extroverti. Bien que le suivi du tierce personnage masculin semble être inséré comme mesure masculine et salvatrice du récit, permettant ainsi au drame de retomber sur les pattes d’un classicisme bien senti lorsque chancelant, les scènes de fête autant que les scènes intimistes marquent par une incroyable aptitude à la direction des acteurs. D’un jeu naturaliste déconcertant pour l’époque du muet (souvent penchée vers la pantomime), le flair de Bell pour les regards perdus, les soupirs et les sourires tristes font date et expriment une attention très particulière au genre mélodramatique rose de l’époque. Avec de beaux costumes, de beaux décors, un éclairage réaliste et léché, la particularité du film de Monta Bell est celle d’être plus qu’un film de costumes, d’environnements, de stars ou de pleurs, mais avant tout d’être l’achèvement d’une entreprise minutieuse qu'on « découvre » rarement de nos jours (dans la mesure où le cinéma muet est passé, donc déjà connu, archivé et analysé) qui est de déconstruire allégoriquement l’effondrement d’une société à travers l’incestueuse confrontation entre deux soeurs et leur amitié. Les mêmes lignes se seraient écrites pour Loach, pour Cassavetes. Et pourtant c’est de l’art « incomplet » et d’autant plus d’un créateur inconnu - à disparaître sous caution d’une sauvegarde prochaine - qu’elles proviennent.




Version française : Après minuit
Scénario : Monta Bell, Joseph Farnham, Lorna Moon
Distribution : Norma Shearer, Lawrence Gray, Gwen Lee, Eddie Sturgis
Durée : 70 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 18 Mai 2009