L'AFFAIRE COCA-COLA (2009)
German Gutiérrez
Carmen Garcia
Par Alexandre Fontaine Rousseau
La nécessité du documentaire militant est fréquemment
mise en doute. Ses détracteurs l'accusent de ne servir somme
toute à rien, puisqu'il s'adresse à un public gagné
d'avance à sa cause, ou pire encore de contribuer malgré
les bonnes intentions qui l'animent à ce surplus d'informations
congestionnant la conscience contemporaine. Mais, à sa défense,
une bonne partie de l'appareil journalistique traditionnel semble avoir
depuis belle lurette abandonné sa mission première d'informer
le public; et l'information, par la diffusion ininterrompue qu'en orchestre
la sphère médiatique, devient par sa présentation
même un concept abrutissant qui « emporte » le spectateur
dans son courant. Le cinéma se distingue de cette tendance ne
serait-ce que par la présence d'un début et d'une fin,
par le recul que permet le rythme même de sa diffusion et les
conditions de sa production. Inévitablement décalé,
le film crée l'événement et impose son temps. Le
documentaire militant, bien plus qu'une arme servant à conscientiser
les foules, est à concevoir en tant qu'espace de réflexion
- interruption dans le débit d'informations, il isole un élément
qui, présenté autrement, se serait perdu dans le flux.
Le cinéma cerne, sélectionne et construit là où
la télévision inonde et égare l'essentiel dans
un océan d'aléatoire. Le film devient alors le témoignage
d'un investissement personnel, la mise en scène d'une recherche
de longue haleine et d'un combat sur le terrain.
Qui a tiré sur mon frère? l'avait prouvé
en 2005: German Gutiérrez a le courage d'aller au front avec
sa caméra et son cinéma est assoiffé de justice
sociale. L'affaire Coca-Cola en constitue en quelque sorte
la suite, le cinéaste retournant sur le champ de bataille de
son long-métrage précédent - avec lequel il est
plus que familier puisqu'il s'agit de sa Colombie natale - pour soulever
cette fois le tragique bilan humanitaire d'un pays où plus de
quatre mille syndicalistes auraient été exécutés
par des organisations paramilitaires depuis 1986. Employant à
titre d'exemple les actions de la multinationale Coca-Cola, Gutiérrez
et Carmen Garcia suivent le déroulement de procédures
judiciaires intentées aux États-Unis par les ouvriers
d'une usine d'embouteillage colombienne. Ce faisant, les documentaristes
dénichent en la personne de l'avocat Daniel Kovalik un parfait
protagoniste autour duquel centrer leur plaidoyer. Sa candeur dicte
un rythme au film, lui insuffle un élan que les cinéastes
n'ont pour leur part aucune misère à suivre. Comme ce
personnage, ils s'investiront corps et âme, caméra au poing,
en filmant le combat. On compte sur les doigts de la main les fautes
de leur mise en scène, qu'on sent parfois préparée
pour une éventuelle télédiffusion: les intertitres
détournant l'esthétique publicitaire de la compagnie sont
intellectuellement justifiables mais formellement déplaisants,
la musique s'impose parfois de manière insistante pour susciter
des émotions que l'image provoque déjà. Des failles
somme toute classiques, qui reposent plus sur une certaine manière
de mettre en marché le documentaire de nos jours que sur des
choix personnels de Gutiérrez et Garcia.
Le but de l'opération étant de rejoindre un nombre maximum
de gens, on pardonnera aux auteurs ces quelques concessions qui ne nuisent
somme toute en rien à la pertinence de leur film - dont le propos
même demeure pour sa part essentiel. Articulant en parallèle
un résumé de la situation en Colombie et un exposé
clarifiant les enjeux juridiques de ce qui deviendra une véritable
guerre légale, l'introduction définit clairement le problème
et sa solution et instaure par le fait même une tension dramatique
palpable qu'entretiendra habilement la suite des choses. L'affaire
Coca-Cola construit à partir du réel un authentique
suspense, un thriller politique bien ficelé dont la dimension
documentaire ne fait qu'accentuer l'impact idéologique. On pourrait,
certes, critiquer cette stratégie, avancer qu'il s'agit d'une
« exploitation » formelle du réel à des fins
narratives; mais la fibre morale irréprochable du tandem Gutiérrez-Garcia
place le film au-dessus de tout soupçon. Leur caméra généreuse
donne la parole aux employés des usines et aux représentants
syndicaux muselés, tandis que leur film offre à leur cause
une tribune internationale. Leur cinéma s'investit dans le réel
au même titre que les individus qu'il suit. Les cinéastes
s'engagent eux-mêmes là où d'autres se contentent
de filmer l'engagement; et c'est en ce sens que leur film, plus qu'un
simple témoignage du militantisme, devient une forme probante
de militantisme cinématographique.
Comme le souligne Kovalik, les compagnies telles que Coca-Cola vendent
d'abord une image. Dévoilant les pratiques inacceptables que
tente de cacher la multinationale, le documentaire de Gutiérrez
et Garcia espère surtout ouvrir une brèche dans cette
image créée à coup de centaines de millions de
dollars par année - et par cet exemple pris parmi tant d'autres
exposer l'absence totale de conscience d'un ordre économique
mondial fondé sur la toute-puissante logique du profit. Reprenant
les mots de Martin Luther King, l'activiste Ray Rogers déclare
lors d'une manifestation: « injustice anywhere is a threat
to justice everywhere. » L'affaire Coca-Cola se
veut un cri de ralliement autour de cette idée, un exemple de
cette solidarité internationale dont il est non seulement le
reflet mais l'aile cinématographique. Il propose non seulement
une source d'informations alternative, mais une représentation
politisée d'un monde dans lequel il ose s'inscrire. En ce sens,
les plus beaux moments du film sont ceux où la caméra
intervenante semble éveiller une conscience politique chez ses
sujets: comme ces deux jeunes livreurs colombiens qui, au contact des
cinéastes, semblent pour la première fois oser se révolter
et dénoncer à voix haute leurs misérables conditions
de travail. Et, à l'issue de cette interminable bataille légale,
les syndicalistes colombiens refuseront une importante compensation
financière offerte par Coke; leur intégrité n'a
pas de prix, et leur cause commune a plus d'importance à leurs
yeux que leur bien-être individuel. Voilà le genre de conclusions
que n'ose pas souvent tirer un bulletin d'informations télévisé.
Version française : -
Scénario :
Carmen Garcia
Distribution : -
Durée :
86 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
25 Novembre 2009