ADRIFT IN TOKYO (2008)
Satoshi Miki
Par Mathieu Li-Goyette
Majoritairement visible lors des festivals, le cinéma japonais,
malgré une longue tradition de cinéma, ne semble plus
offrir qu'un regard intempérant d’un monde parallèle
qu’il se bâtit depuis plus de vingt ans à l’échelle
internationale. Jeux vidéo, robots, mangas ; si la culture populaire
des États-Unis se base sur le profit, celle du Japon semble se
tourner vers un entre-deux entre rentabilité et conditionnement
d’un mode de vie électrisé. C'est le problème
majeur de la société qui passe dans l’incommunicabilité
entre les générations; on a pu en voir un extrait plus
populaire ici dans Babel alors qu'une relation distante finalement
beaucoup plus due à l’écart entre l’homme
d’affaires posé et la jeune écolière de discothèque
que dû à son incapacité à communiquer. Le
problème est justement que particulièrement au Japon,
la cérémonie, la tradition fait office de « dialogue
» et de résolution. Les querelles se jouent à coup
de non-dits, les crises de nerfs étant réservées
aux attaques physiques, il semble souvent impossible d’en parler
ouvertement. Et justement, le cinquième film de Satoshi Miki,
réalisateur à la réputation comique, ouvre possiblement
la porte à la réconciliation ou, à tout le moins,
à l’ouverture d’un dialogue entre Japonais d’après-guerre
et Japonais modernes sur fond de Tokyo, ville de toutes les époques.
Alors que la scission semble classique, il n'en demeure pas moins que
ses multiples variantes forment le joyau de la cinématographie
japonaise depuis plus d'une soixantaine d'années. À rejouer
toujours les mêmes préoccupations, c'est l'adaptation de
celles-ci années après années qui stimule leur
remise en question.
Interprété par le jeune Jô Odagiri, star dans son
pays et rappelant ici les traits d’un jeune Tatsuya Nakadai, Fumiya
est un jeune étudiant au bord de la faillite après plusieurs
emprunts répétés à Aiichiro Fukuhara, prêteur
des petites créances interprété par Tomokazu Miura
(vedette tout aussi importante au Japon). Deux acteurs de série
A, mais aussi deux générations qui se confrontent à
travers les attractions de Tokyo qu’ils semblent redécouvrir
à la manière de touristes. Après avoir tué
sa femme par inadvertance, Fukuhara décide de se rendre à
un poste de police, mais pas n’importe lequel: le plus fiable
de la ville (et aussi le plus éloigné). Pour l’accompagner,
il engage son principal endetté en lui promettant d’effacer
toutes ses dettes s’il le suit jusqu’au bout, et ce, peu
importe le temps qu’ils leur faudra pour traverser la ville. «
Road trip » pédestre à travers le Tokyo
du quotidien rarement montré au cinéma, Adrift in
Tokyo reprend la structure communes du cinéma japonais allant
de la sommation à l’harmonie dans la résolution
à un destin mérité. Se livrer au policier après
un déshonneur marital n’est peut-être pas aussi éloigné
du rituel de seppuku (ou du moins à cette reddition inconditionnelle
aux cadres rigides de son système); les journées de marche
à travers la ville, pas si différentes du pèlerinage,
cheminement vers la paix intérieure avant la mort (voir Ikiru
de Kurosawa). C'est dans cette visée qu'il faut premièrement
décoder le film de Miki: un voyage initiatique doublé
d'un dernier sacrement pour ses deux protagonistes.
Mais avant toute cette tradition, Adrift in Tokyo est un film
hilarant autant pour le Japonais de toutes les générations
(qui y trouvera son compte dans une belle mosaïque de personnages
connus) que pour l’étranger novice dans sa connaissance
d’une culture qui, dans ce film, est débordante de railleries
envers elle-même et parvient alors à atteindre les stéréotypes
que l'on s'en fait. Si nous ne saisissons peut-être pas tous les
caméos présentés (et au dire des Japonais d'origine,
il y en a une multitude), ceux-ci se retrouvent tout de même exploités
dans un rôle comique et l’effet pré-requis de la
popularité n’est pas longtemps nécessaire au gag.
Lorsqu’on croise le « Mask Man » sexagénaire
chevauchant un scooter blanc chromé, ou lorsqu’on tombe
face à l’horloger le plus précis de Tokyo, menaçant
Fukuhara de son kung-fu bien dompté, l’excentrique balaie
toute notion réelle ou référentielle. « Au
diable le réalisme », nous annonce rapidement Miki, car
chez lui, l’apprentissage passe par le rire, meilleur remède
à tous les maux d’une société qu'il refuse
de prendre au sérieux. Et pourtant, son film se voit judicieux
lors de moments où, par exemple, il dévoile cette entité
temporelle poursuivant notre fugitif le temps d'une course, transposition
burlesque d'une fuite de l'inévitable. Parallèle au récit,
l'évolution du behaviorisme des personnages tend soit à
ignorer un passé irresponsable, soit à regarder avec curiosité
cette jeunesse bien trop confiante envers ses moyens. Archétypes
faciles compte tenu du nombre énorme d’oeuvres ayant pour
sujet la lutte des générations, le mérite du cinéaste
s’y trouve pourtant bien dans sa capacité à ne jamais
manquer une occasion d’utiliser les attributs de ces figures populaires
pour en faire ressortir rire et joie de vivre. En allant jusqu’à
doter le plus jeune d’une coiffure punk et le plus vieux d’une
coupe Longueuil (vous me pardonnerez le régionalisme); suprême
risée sous un horizon de mèches bleues et vertes.
Mise en scène efficace du pince-sans-rire, les procédés
cinématographiques comme la voix off et le jeu des regards sont
utilisés dans un éventail impressionnant de possibilités,
passant de la réflexion trop terre-à-terre au commentaire
méprisant sur la voix stridente d’une écolière
en quête de mayonnaise, c'est la meilleure tradition du slapstick
qui y est à l'oeuvre. De ne pas se trouver drôle serait
dans son cas une bonne qualité. Là où plusieurs
cinéastes comptent sur le scénario en soi (plus souvent
écrit par la main d’un humoriste au Japon), Satoshi Miki
raconte une histoire où chacun s’en tiendra bien de rire
où bon lui semble, pour ainsi parvenir à toujours garder
en vue l’expression première de son scénario dans
ce qui parvient rapidement à s'imposer comme un univers filmique
bien maîtrisé, un espace totalement loufoque fonctionne
sur ses propres termes et en lequel nous sommes libres de nous soumettre
ou non. Astuce rarement adoptée lorsqu’on privilégie
le « gag-en-canne » prêt à être exploité
à toutes les sauces selon son public (ironie du sexe, de la culture
populaire et de l’enfance, principalement), car qui dit comédie
dit maintenant dérision des moeurs quand malheureusement, le
rouage semble rarement dépasser le stade de la moquerie enfantine.
Déroutement plaisant du quotidien, preuve bien vivante que l’importance
de l’esprit japonais demeure encore un enjeu chez certains cinéastes
alors que d’autres ont voulu le hacher à coup de chanbara
sous les pulsions refoulées de la pop culture, Adrift in
Tokyo est un film captivant et porteur d'un vent de fraîcheur
définitivement unique et pertinent. Un objet iconoclaste qui
a la frondeur et assez d'intelligence pour nécessiter que l'on
en fasse la découverte.
Version française : -
Version originale :
Tenten
Scénario :
Satoshi Miki, Yoshinaga Fujita (roman)
Distribution :
Jô Odagiri, Tomokazu Miura, Kyôko Koizumi,
Yuriko Yoshitaka
Durée :
101 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
22 Juillet 2008