8½ (1963)
Federico Fellini
Par Mathieu Li-Goyette
Lourdauds staccatos de tuba, petites mélodies de clarinette et
puis grosse caisse claire qui embarquent, les trombones qui s’y
mettent avec les cors français et les flûtes traversières.
Au départ, c’est le jeune enfant Guido qui découvre
la sensualité de la belle Saraghina, se fait remettre à
sa place par le clergé, et puis reste l’esclave des bonnes
manières qu’on lui inculque. Ce jeune homme devint un jour
réalisateur, devint citoyen du monde et des femmes, de la classe
et du plus bel imaginaire qui soit. Enfin loin de ces premières
hantises, il ne lui restait qu’à devenir maître de
ses pires craintes : les femmes indomptables et le cirque de bestiaux
féminins qu’il ne saura jamais contrôler. Enfermé
dans ses crises, l’homme réalisa un jour un film sur son
incapacité à tout remettre en ordre, sur le syndrome d’une
page blanche étalé à l’échelle d’un
long-métrage. Producteurs, journalistes, vestales, musique et
rêveries diurnes, 8½ a été le huitième
film et demi de Federico Fellini (comptons son épisode de Boccaccio
’70) et reste aujourd’hui l’un des fragments
d’images les plus chéris du septième art. Fellini
disait qu’il cherchait à y faire état à la
fois d’un passé, d’un présent et d’un
conditionnel : une réalité alternative qui allait confirmer
sa haute trahison face aux instances esthétiques du néo-réalisme
italien encore prisé par ses contemporains De Sica, Visconti,
Antonioni et Rossellini. Une véritable poésie née
du génie même de Fellini qui y a expatrié ses angoisses
les plus profondes. Qui y a aussi signé une oeuvre de magie qui
suffit à elle seule aujourd’hui à le placer au rang
de ces grands hommes de l'Histoire.
Relatant les pires cauchemars du monde de la mise en scène, 8½
se penche sur les déboires amoureux de Guido, un cinéaste
entouré de ses plus belles actrices, alors que sa compagne vient
le rejoindre dans des bains thermaux situés non loin de Rome.
Pris dans un maelström de jalousie et de tensions lorsque tous
les évêques et producteurs de l’endroit lui murmurent
qu’il a un film à faire et qu’il devrait être
accompli selon tels critères et telles obligations. Menotté
avant même d’avoir crié « action », Guido
se réfugie dans ses rêves les plus fous, devenant ensuite
de véritables exutoires au Tartare industriel qui agresse sa
plus délicate veine artistique. Qu’elles soient mères,
madones ou putains, les femmes de 8½ sont les arêtes
d'un prisme miroitant qui fait se dédoubler chaque personnage
sous autant de visages. Guido et son alter ego sorti de l’enfance,
le clown et ses illusions, son père aussitôt rejoué
par un autre comédien (cette fois-ci sélectionné
dans la préproduction du « film dans le film »),
les femmes et les différents costumes dont elles s’accoutrent
; on côtoie sans cesse notre double lorsqu'on est dans les coulisses
de la grande arnaque nommée cinéma. Une des dernières
séquences où le réalisateur propose à une
jeune actrice en audition de porter la même paire de lunettes
que sa femme vient provoquer une crise de la part de cette dernière;
un instant où la vie personnelle de Fellini s’emboîte
avec le film que Guido réalise. Mise en abyme télescopée
à travers cette histoire d’un cinéaste en train
de se regarder faire le film qui parle de sa propre vie, la confusion
règne et c’est au bord de cette folie juste et contrôlée
qu’on remarque encore la maîtrise de son auteur.
Lors de sa première et célèbre séquence
dans un embouteillage, Fellini trace les principales formes de tout
son film, de toute son oeuvre à venir qui, suite à La
Dolce Vita, qui tanguait si habilement entre réalité
et poésie, tanguera désormais entre poésie et magie
(le « asa nisi masa » répété par les
enfants pour faire s’activer les rêves, n’est-il pas
le sésame ouvre-toi que propose le cinéaste?). En effet,
c’est le magicien et sa solidarité pour cet autre prestidigitateur
(Guido) qu'il ramène à la vie et dont il organise le cirque
posthume. Tandis que la dernière ronde de cette troupe ambulante
ramène ses relations (producteurs, médecins, prêtres,
femmes, mère) pour un dernier tour de chapiteau, les artisans
se referment en boucle sur eux-mêmes jusqu’à disparaître
par harmonie. Fellini nous rappelle que les problèmes du cinéaste
ne se sont pas, eux, envolés par magie, que sa mère reste
à l’écart, qu’il devra toujours se contenter
de baiser la main des évêques s’il veut faire de
son art une réalité, que sa maîtresse l’ennui
encore, qu’une certaine confusion plane toujours et que des questions
ne trouveront jamais réponse. Alors qu’il rejoint enfin
la danse, le metteur en scène parvient à rejoindre ses
problèmes, à vivre avec eux et à poursuivre son
grand projet de cinéma. Ayant enfin la permission de redevenir
enfant (et c’est là tout le sens de la séquence
où il est accueilli en roi par toutes les femmes avant que celles-ci
ne se rebellent, qu’elles lui rappellent que ce n’est pas
en imaginant leur soumission qu’il règlera ses problèmes),
de redevenir le cinéaste qu’il souhaite être par-dessus
tout. Ne restent plus que l’enfant et son petit orchestre à
répéter les accents du magnifique thème de Nino
Rota. 8½ agit comme une thérapie à crâne
ouvert où son créateur livré pour nous s’éloigne
de tout ce jeu de miroirs et de réalités qu’il a
si souvent brisé pour nous raconter ses histoires.
Grand menteur, Guido se cache derrière ses lunettes fumées
lorsqu’il ment, fuit les producteurs en pataugeant dans le vide,
nettoie un pare-brise déjà propre. C'est ici un personnage
qui se noie dans ce vide inquiétant : à tout voir comme
un film, il accomplira son rêve alors que ses personnages seront
enfin vêtus de blanc, habillés dans l’absolu symbolisme
qui lui permettra en tant que cinéaste de les typer, et donc
de les filmer. Pour se faire, ayant toujours besoin de retourner dans
une mémoire où il cherche à combattre les mesquins
souvenirs qui pourraient trahir sa façade (l’Église,
les premières femmes de sa vie), Guido tombe à répétition
dans l’abime « proustien » de la commémoration
: la recherche du détail ira jusqu’à le tuer alors
qu’il traque une somme et une perfection qui l’accablent…
pour mieux renaître sous une forme exorcisée des pièges
de l’enfance et de la psychanalyse. La faiblesse est endurcie
par le critique de cinéma qui le soumet sans cesse à cette
épreuve tel le petit grillon du conte de Pinocchio (et
comme l’amie de sa femme le dira elle-même : Guido/Fellini
doit être durement ramené sur terre parce que c’est
à cette condition qu’il dénichera la force de synthèse
des personnages qu’il affectionne). Amené à lui
faire avouer le mensonge, le critique (Jean Rougeul, critique de cinéma
français lui-même) pique Guido, lui fait réaliser
les avenues possibles pour que son nez arrête de le picoter (nez
qu’il défend tour à tour d’un nez de clown
et d’un grattement persistant) lorsqu’il ment. Une question
demeure et, comme plusieurs lancées dans 8½ face
auxquelles Fellini ne répond qu’en s’évadant
ou en feignant la vérité : comment être réalisateur
si l’on ne doit pas mentir?
Incapable de trouver une réponse satisfaisante, c’est dans
la création de 8½ que sera enfin ramené
le pacte du créateur avec celui de ses marionnettes factices.
La caméra élégante est véritable témoin
de la création et reste parfaitement indépendante des
personnages, procède comme le doigté de Fellini toujours
empressé de nous pointer ce qui lui importe de la réalité.
Pendant que Guido allume une petite lumière de pharmacie, Fellini
allume les gros néons. Pendant que Guido pénètre
un ascenseur bondé de prêtres, Fellini et son brillant
directeur photo Gianni Di Vinanzo s’amusent avec des clairs-obscurs
prononcés et des reliefs d’ombres évoquant drôlement
ceux d’un confessionnal. Plan après plan, détail
après détail, 8½ réitère
la luxure visuelle disposée dans chaque composition et chaque
mouvement de caméra. Comme transporté par cette volonté
de s’exprimer comme personnage à part entière d’un
film portant déjà sur sa propre personne, c’est
un combat sans fin entre le canevas et son artiste dont Fellini fait
éloge de la dynamique. Magnifiques travellings et jeux de superpositions
musicales évoquant la comédie musicale sans jamais chanter
et sans jamais tomber dans le vaudeville qu’il relate souvent,
le réalisateur sera parvenu à isoler le propre de la création
cinématographique tout en la révolutionnant au passage
(car jamais film, jamais réalisme au cinéma ne se sera
comporté ou observé de la même façon depuis
8½). Une envolée qui servit de levier à
tout le cinéma pour qu’il s’évade des complexes
de l’après-guerre. En s’éloignant du réalisme
le plus terre-à-terre, en se rapprochant des rêves de si
près, Fellini fit une brèche capable de déplier
le réalisme de l’image. De le plier à nouveau et
d’y voir pour la première fois enfouie sous une réalité
toujours soumise aux lois les plus fondamentales (rien ne se perd, rien
ne se créé) une toute nouvelle prose, une toute nouvelle
définition, celle du triomphe de la modernité au cinéma.
Version française :
8½
Scénario :
Federico Fellini, Ennio Flaiano
Distribution :
Marcello Mastroianni, Claudia Cardinale, Anouk
Aimée
Durée :
138 minutes
Origine :
Italie, France
Publiée le :
6 Janvier 2010