5150, RUE DES ORMES (2009)
Éric Tessier
Par Laurence H. Collin
L’épouvante, pari trop risqué au Québec?
Voilà un constat que les rarissimes essais du genre produits
ici laissent encore perdurer. Même avec l’arrivée
imminente d'une nouvelle décennie, le ‘‘film d’horreur
québécois’’ peut toujours compter ses ébauches
sur une seule main. Que motive donc - ou plutôt qu’est-ce
qui entrave - cette production bien timide? On pourrait tout de suite
adhérer au raisonnement qui entend que les peurs fondamentales
de l’homme transcendent toute nationalité, et du coup expliquer
le rassasiement du public québécois avec les réalisations
américaines. Mais comme le Québec porte évidemment
un intérêt perpétuel envers ses propres comédies,
ses propres films d’époque, ses propres thrillers - un
besoin d’identification bien plus que théorétique
envers les êtres à l’écran, quoi - pourquoi
ne désirerait-il pas autant vivre une frousse à travers
des personnages bien issus de sa culture? Justifier le peu de films
destinés à effrayer une audience conçus dans notre
province est chose ambiguë. Il semblerait que la dernière
vraie frousse que notre cinéma national ait connu (soit la discutable
ballade à Saint-Martyrs-des-Damnés de Robin Aubert)
remonte à 2005. Avant cela, Éric Tessier avait montré
autant d’ambition que de maladresses en s’attaquant à
Sur le seuil de Patrick Sénécal à l’automne
2003. Le revoilà dans la chaise du réalisateur pour une
seconde oeuvre tirée d’un ouvrage de l’auteur de
fiction horrifique drummondvillois, 5150, rue des Ormes. Co-scénarisé
avec Sénécal lui-même comme l’était
Sur le seuil, ce drame d’horreur au penchant claustrophobe
laisse entrevoir une approche décidément plus concise
et maîtrisée envers des thèmes propres à
son écrivain - une maturation évidente du tandem depuis
leur collaboration antérieure. Les décisions scénaristiques
judicieuses, cependant, ne parviennent pas à prévenir
le produit finit de livrer un témoignage additionnel sur les
gaucheries de la terreur made in Québec lui restreignant
un envol véritable.
En effet, les mécanismes cherchant à déstabiliser
le spectateur de 5150, rue des Ormes sont amorcés -
et très visiblement - à peine quelques minutes après
que les pions soient placés sur l’échiquier : Yannick
Bérubé (Marc-André Grondin), début vingtaine,
vient tout juste de se faire accepter en cinéma à l’université.
Suivant son déménagement, une douloureuse chute en vélo
dans un quartier banlieusard enchaînera une suite d’évènements
sinistres - d’abord, la rencontre d’un chauffeur de taxi
(Normand D’Amour) qui acceptera de lui prêter main forte…
puis ensuite la découverte d’un homme torturé et
hurlant à l’aide dans une toute petite pièce de
la demeure du conducteur. Confus et pris de panique, il tentera de le
secourir, mais sa témérité le mènera à
être séquestré dans ladite pièce une fois
la victime achevée. Yannick sera gardé captif par le prénommé
Jacques Beaulieu pour avoir été témoin de l’acte
brutal, mais à plusieurs reprises, lui et sa famille se montreront
étonnamment hospitaliers envers leur nouveau prisonnier, particulièrement
son épouse, Maude (Sonia Vachon). Leurs filles, elles, sont de
loin les plus énigmatiques du quatuor: il y a d’abord Michèle
(Mylène St-Sauveur), une adolescente de nature insolente capable
de pulsions violentes à tout moment, et Anne (Élodie Larivière),
fillette de sept ans au regard vide mais au comportement plus qu’inquiétant.
Après maintes tentatives d’escapade échouées,
l’abattement de Yannick le poussera à pénétrer
peu à peu le quotidien des Beaulieu malgré sa connaissance
de leurs activités macabres, bien que son impression de psychopathes
de ceux-ci reste inchangée. Au cours des jours, des semaines,
la morale relative au bien et au mal dans les assassinats perpétrés
par le patriarche (en parallèle avec sa passion pour les échecs)
sera méticuleusement dévoilée à Yannick
- vision du monde qui contribuera, entre autres, à sa chute prolongée
vers la folie. Disons que nous n’avons pas exactement affaire
au film familial de l’année…
Le premier acte de cette descente aux enfers s’avère de
loin son plus déficient, et malgré le rehaussement général
de l’entreprise en cours de route, les faiblesses de la mise en
situation au mieux approximative endommagent malheureusement la suite
du récit. À commencer par le climat de tension d’abord
hésitant, dont les secousses et relâchements successifs
n’effacent pas un certain sentiment d’exposé, autant
dans les traits élargis des personnages que dans le mystère
contraint entourant leurs motivations. Aussi peu probants sont les signes
d’une relation trouble entre Yannick et son propre père
(Normand Chouinard), somme toute écartée de la trame narrative,
mais dont l’influence se veut ressentie dans certains épisodes
où le jeune homme est malmené par son bourreau. Il ne
se dégage rien de très pertinent de ce rapprochement on
ne peut plus appuyé, mis à part une leçon précipitée
sur les dangers d’une analogie à moitié traduite
de la page à l’écran. Le pari d’une telle
transposition est d’autant plus risqué lorsque l’on
considère l’éventail d’images lugubres et
tordues à rendre sur pellicule, mais l’évocation
de celles-ci (sauf peut-être dans quelques cas plus tape-à-l’oeil,
comme ces confrontations d’échecs situées dans un
non-espace temps blanc peu persuasif) demeure toujours dans les limites
du tolérable. Mais c’est lorsque Tessier met la pédale
douce sur ses artifices trash et ne scande pas chaque instant potentiellement
dérangeant que les âmes au centre de la spirale infernale
qu’est 5150, rue des Ormes donnent le plus froid dans
le dos; le réalisateur vient alors quérir une zone d’inconfort
éthique que des oeuvres de la même branche tentent trop
souvent d’éviter. Alors que l’état psychologique
de notre protagoniste se détériore, son objectif de liberté
s’atténue pour laisser place à une quête d’opposition
à la croisade évangélique sanglante de Jacques
Beaulieu. Ce changement d’enjeux subtil, mis en relief par un
point tournant perturbant du récit faisant appel au meilleur
de sa très bonne distribution, élève du coup l’ensemble
au-delà du niveau ‘‘thriller de captivité’’
auquel il semblait consentir. Et si le côté sombre n’était
pas tout à fait dans le tort? Et même si c’était
le cas, à quel nom est-ce qu’un ‘juste’ peut
contester ses plans? Et finalement… qu’est-ce qu’un
‘juste’, en fin de compte?
Le mal-être des Beaulieu, de sa mère soumise mais toujours
en attente de délivrance, de son adolescente désirant
cultiver sa fougue sans nécessairement suivre le chemin du chef
de file jusqu’au père conscient du fait que personne d’autre
ne pourra véritablement lui succéder comme Inquisiteur
des lois du seigneur, pointe vers un tableau empli de souffrance humaine
que tous les traumatismes stylisés du film réunis peuvent
à peine accoter. Ce n’est que de façon intermittente
que Tessier et Sénécal parviennent à effleurer
la complexité d’un cercle familial fanatique, et des questionnements
qu’un observateur hypothétique pourrait développer
à leur égard. C’est peut-être pour cette raison
que la minceur du rôle vigoureusement campé par Grondin
est admissible, d’une certaine façon - ne permet-il pas
un témoin plus facile d’accès pour l’auditoire?
Quand les concepteurs de 5150, rue des Ormes atteignent leur
cible, le résultat s’avère sans conteste porteur
des séquences d’horreur les plus réelles et foudroyantes
que l’histoire du cinéma québécois ait connu.
Quand ceux-ci la ratent, par exemple en employant de copieuses invraisemblances
pour faire progresser leur récit ou encore en flattant les instincts
les plus primaires de l’auditeur, ils penchent encore en faveur
de la généralité soutenant que l’épouvante
n’a pas tout à fait trouvé sa place dans la belle
province.
Version française : -
Scénario :
Patrick Sénécal
Distribution :
Marc-André Grondin, Normand D'Amour, Sonia
Vachon
Durée :
110 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
28 Octobre 2009