2 OU 3 CHOSES QUE JE SAIS D'ELLE (1967)
Jean-Luc Godard
Par Jean-François Vandeuren
Elle, c’est la région parisienne. Elle, c’est aussi
Marina Vlady. Elle est actrice. En même temps, elle, c’est
Juliette Jeanson, le personnage qu’interprète Marina Vlady
dans ce treizième long-métrage de Jean-Luc Godard. Demeurant
fidèle à ses habitudes, le réalisateur franco-suisse
propose ici une mise en scène aussi déréglée
que pétillante. Ce dernier s’interroge à nouveau
sur le cinéma, qu’il utilise cette fois-ci pour relater
l’incapacité flagrante de la plupart des individus à
s’adapter à l’évolution chaotique de la société
occidentale. La forme de l’essai n’est évidemment
pas facile à cerner au premier coup d’oeil. L’image
du monde que nous présente Godard n’a en soi rien d’idéale.
Ce point explique d’ailleurs pourquoi l’écoute de
2 ou 3 choses que je sais d’elle ne se fait pas dans
le confort le plus total. Dans le présent effort, le son et la
narration sont les armes de choix de Godard pour arracher le spectateur
à ses habitudes de cinéphile. Et il faut bien admettre
que l’expérience s’avère de nouveau captivante.
Godard s’efforce dans un premier temps de remettre en question
la place qu’occupe l’être humain au coeur de ces métropoles
criardes le poussant continuellement à se conformer aux nouvelles
valeurs sociales. Avec le coup de la vie qui ne cesse d’augmenter,
chacun doit sacrifier son bonheur s’il désire s’en
approcher un peu plus. La surconsommation nous envahit, mais nous ne
pouvons pas tout avoir. Des choix doivent donc être faits. Pour
joindre les deux bouts, certains n’hésitent plus à
s’embarquer dans diverses combines plus ou moins reluisantes.
Le cas exposé ici est celui de jeunes mères ayant décidé
de se prostituer pour subvenir aux besoins familiaux. Mais attendez
un peu avant de sortir vos mouchoirs. Vous n’aurez pas affaire
ici à un drame aussi bouleversant qu’inspirant sur la dureté
du quotidien et la force du caractère humain face à l’adversité.
En fait, ce sera tout le contraire. Godard est passé maître
dans l’art de la banalisation et 2 ou 3 choses que je sais
d’elle demeure l’un des exemples les plus marquants
de sa filmographie à cet effet. Mais cela ne veut pas dire que
le cinéaste franco-suisse ne désire pas susciter de vives
réactions chez le spectateur. Si son effort s’avère
prenant à bien des égards, Godard continue néanmoins
de viser la tête plutôt que le coeur, dépeignant
avec un détachement des plus inhabituels ce fait divers hors
du commun dont il évacue complètement l’insolite
et le scandaleux.
Nous comprenons alors pourquoi les protagonistes du film - bien conscients
du rôle minime qu’ils ont à jouer dans cet univers
filmique aussi large que complexe - interagissent entre eux, avec le
cinéaste, et nous de surcroît, sur un ton aussi monotone
et déphasé. Ainsi, lorsqu’elle n’est pas occupée
à créer de superbes cartes postales de la cité
parisienne et de ses chantiers de construction, la caméra de
Jean-Luc Godard devient un personnage à part entière.
Le chaos avec lequel cette dernière doit composer est pour sa
part particulièrement bien exprimé au niveau sonore alors
que Godard écrase continuellement ses images sous le poids d’un
vacarme insupportable ou de lourds moments de silence. Le réalisateur
ne se gène pas non plus pour augmenter à sa guise la puissance
de certains bruits de fond empiétant déjà de façon
considérable sur les dialogues au point de les rendre carrément
agressants. Pourtant, à l’opposée, Godard nous chuchote
sa narration en voix off comme si un seul mot sortant de sa bouche était
suffisant pour complètement dérégler l’équilibre
déjà extrêmement fragile sur lequel repose cet espace
à la fois si vaste et si étroit. Il en revient alors à
un montage éclectique tout bonnement éblouissant de jouer
le rôle de médiateur au centre de cet affrontement sans
merci entre le son et l’image.
Mais le coeur de cette continuation logique des élans de Vivre
sa vie demeure le langage que Godard conteste et déforme
sans arrêt. Et si depuis le début nous ne désignions
pas les choses correctement? Et si nous ne nous y étions jamais
pris de la bonne façon pour communiquer nos intentions à
autrui? Si l’idée de soulever de telles interrogations
par le biais du conflit vietnamien se veut évidemment des plus
pertinentes, Godard aborde malgré tout cette problématique
d’une manière volontairement floue. Cette approche lui
permet du coup de remettre brillamment en question la relation existant
entre le cinéma, voire l’art et les médias en général,
ses artisans et les spectateurs - que le cinéaste franco-suisse
utilise ici comme cobayes. Le dédoublement entre Marina Vlady
et Juliette Jeanson prend alors tout son sens. Cette dernière,
comme plusieurs autres personnages, répondra tout au long du
film à une série de questions sur le langage et le quotidien
que Godard lui posera à notre insu, examinant ainsi la capacité
du cinéma à clairement véhiculer ses idées
dans un contexte où les langages parlé, sonore et visuel
se font compétition tout en cherchant désespérément
à entrer en harmonie. Mais existe-t-elle réellement?
C’est donc un Jean-Luc Godard au sommet de son art qui nous propose
ici une oeuvre d’une créativité exceptionnelle,
s’alimentant comme à l’habitude de l’approche
déjantée et de la rythmique vivifiante ayant fait sa renommée
pour donner à nouveau naissance à des moments de cinéma
d’une richesse souvent incomparable. Difficile, par exemple, de
ne pas être renversé face à cette séquence
où le cinéaste recréera littéralement la
vie dans une tasse de café en forçant tous ces individus,
toutes ces petites bulles d’air, à entrer en collision
jusqu’à ce que se produise cet inévitable éclatement.
Le réalisateur propose ainsi au terme de ce 2 ou 3 choses
que je sais d’elle un autre amalgame hautement stylisé
d’idées et de concepts aussi disparates que pertinents
dans un univers cinématographique toujours aussi propice à
l’autocritique. Le cinéaste commettra d’ailleurs
plusieurs erreurs volontaires afin d’appuyer ses dires tout en
s’assurant que leur impact ne s’en voit jamais diminué.
Une réussite esthétique aussi improbable qu’absolue
révélant une fois de plus les immenses talents de manipulateur
de foule de Godard, tout comme la connaissance exceptionnelle de ce
dernier de cette forme d’art qu’il aime tant mettre sens
dessus dessous.
Version française : -
Scénario :
Jean-Luc Godard, Catherine Vimenet (lettre)
Distribution :
Marina Vlady, Joseph Gehrard, Anny Duperey, Roger
Montsoret
Durée :
85 minutes
Origine :
France
Publiée le :
9 Juin 2006