12:08 EAST OF BUCHAREST (2006)
Corneliu Porumboiu
Par Louis Filiatrault
Le succès de l'excellent 4 mois, 3 semaines, 2 jours
en 2007 a permis à la critique mondiale de s'extasier du «
renouveau » du cinéma roumain, apparemment atteint d'un
regain de vitalité réjouissant. Mais pour le cinéphile
québécois moyen, force est d'admettre que rien de bien
plus que le très intéressant La mort de M. Lazarescu,
très bien reçu par les Américains en 2006 pour
son portrait pertinent d'un système de santé handicapé,
ne permettait d'en témoigner... du moins jusqu'à ce qu'atterrisse
chez nous 12:08 à l'est de Bucarest, oeuvre absolument
singulière qui valut d'ailleurs à son réalisateur
le prix du meilleur premier film à Cannes. Un film « national
» par excellence, par sa manière de concilier un charme
identitaire particulier avec des préoccupations spécifiques,
mais aussi un moment de cinéma tout à fait sympathique
tirant son épingle du jeu avec une mise en scène très
inspirée.
D'emblée, Corneliu Poromboiu semble partager avec ses compatriotes
une volonté de raconter une histoire se déroulant au cours
de quelques heures très chargées. Il divise cependant
12:08... en deux parties très distinctes, qu'il convient
de discuter séparément.
La première, remarquablement proche du style d'un cinéaste
comme le Suédois Roy Andersson (la stylisation expressionniste
en moins), enchaîne une série de longs plans fixes, à
la composition lumineuse et picturale soignée, situant une poignée
de personnages dans les lieux de leurs quotidiens. Après une
jolie séquence ouvrant le film sur une aube hivernale «
typique », c'est une rotation régulière entre les
matins respectifs d'un animateur de télévision, d'un professeur
alcoolique et d'un vieux retraité que propose l'auteur en guise
de progression narrative. Mais ce qui ressort le plus de cette portion
au rythme trottinant, outre la photographie délicieuse et l'habileté
des interprètes (déjà reconnus au théâtre
dans leur pays), c'est la formidable qualité de l'écriture:
le dialogue fourmille de pistes et de détails apparemment anodins
qui trouvent une résolution ou une réponse plus tard dans
le segment, façonnant en circuit fermé un petit théâtre
du quotidien étonnamment captivant. Le tout parvient à
nourrir de façon naturelle le portrait de gens follement ordinaires,
mais tout aussi cocasses dans leurs défauts et leurs excentricités.
La structure en spirale de cette première partie en arrive à
réunir les trois protagonistes à l'occasion d'une émission
de ligne ouverte au cours de laquelle sera discutée une question
plus que légèrement absurde: la révolution contre
le parti communiste avait-elle déjà lieu, dans la petite
ville où ils se trouvent, au moment où les manifestations
éclatèrent en 1990 à Bucarest, capitale du pays?
Le titre original du film, A fost sau n-a fost? (Est-ce arrivé
ou n'est-ce pas arrivé?), posait déjà la question.
D'emblée, le professeur opportuniste et orgueilleux (mais imprudent)
postulera que oui, et qu'il était de la « mouvance »
(quelques amis manifestant sur la place publique) ; mais des témoins
s'y opposeront. Ainsi s'amorce un morceau de cinéma étonnant
et audacieux, parce que parfaitement impitoyable ; la seconde partie
de 12:08 à l'est de Bucarest prend en effet la forme
d'une émission de télévision rudimentaire où
les protagonistes, cadrés de front et de près, s'adressent
à la caméra comme l'aurait fait Gilles Proulx il y a quelque
temps. Ramené au niveau du cinéma, ce dispositif permet
non seulement de laisser l'impression que les interventions téléphoniques
proviennent de la salle elle-même, mais aussi de tourner en dérision
le médium télévisuel, sans jamais le mépriser
ouvertement pour autant ; les « experts », sidérants
d'incompétence, se donnent comme faillibles dans leurs moindres
gestes et expressions (les bateaux en papier de l'un d'eux procurant
au film certains de ses rires les plus francs), tandis que se multiplient
les défauts techniques (zooms ratés, trépied mal
vissé, montage aléatoire...) soulignant la « magie
» du direct. Il en résulte une expérience non dépourvue
de longueurs, mais tout à fait intègre et impeccablement
mise en scène, générant surprises et rires subtils
à la pelle.
Quant au discours historique proposé par le film, il demeure
davantage l'expression d'une confusion et d'une certaine indifférence
mal informée de la part du peuple, autant que le reflet d'attitudes
chauvines que l'on devine encore bien actives. Ce qu'offrent essentiellement
Poromboiu et sa troupe aux Roumains (et, incidemment, au reste de la
planète), ce n'est rien d'autre qu'une modeste mise en relation
entre l'histoire récente du pays et le cynisme ambiant, subtil,
marquant le quotidien morose de ces habitants à l'humour noir
très particulier. Qu'il le fasse dans un ton aussi sympathique
et tout à fait dépourvu de prétention est tout
à son honneur, tous les éléments semblant vouloir
encourager à la communion simple par le biais de la salle de
cinéma. Car au bout du compte, en embrassant un certain éclatement
ainsi que le pouvoir révélateur des images, 12:08
à l'est de Bucarest s'avère également un réquisitoire
admirable pour la spécificité du cinéma en tant
que voix du peuple, et ne propose rien d'autre que l'écoute et
le partage. Comment refuser un tel programme?
Version française :
12:08 À l'Est de Bucharest
Version originale :
A fost sau n-a fost?
Scénario :
Corneliu Porumboiu
Distribution :
Mircea Andreescu, Teodor Corban, Ion Sapdaru, Mirela
Cioaba
Durée :
89 minutes
Origine :
Roumanie
Publiée le :
12 Mai 2008